La ville : Angoisse sourde
Deuxième pièce de Martin Crimp présentée cette saison, La ville est un texte apparemment plus réaliste et plus conventionnel que Face au mur, mais sous les artifices d’un dialogue badin se cache une angoisse sourde et des personnages inquiétants, que Denis Marleau et Stéphanie Jasmin font voir et entendre subtilement, avec leur habituelle rigueur.
Dans une mise en scène hyperprécise, cette pièce de l’incontournable auteur britannique Martin Crimp est un bijou dont le sens se développe de manière souterraine. Le couple formé par Clair (Sophie Cadieux) et Christopher (Alexis Martin) y plonge, au fil de discussions peuplées d’étranges personnages, au cœur d’une violence et d’une insécurité sourdes mais grandissantes dans un contexte de cohabitation urbaine de plus en plus diversifiée. Oui, cette pièce, sans trop en avoir l’air, questionne le multiculturalisme et les tensions qui la constituent, notamment en évoquant un personnage au nom arabe et en plaçant l’un des personnages, une traductrice, dans de petits dilemmes linguistiques. Mais pas que.
Peu à peu, la fine partition de Crimp exposera les difficultés de composer avec toute altérité (notamment à travers l’angoissant personnage de l’infirmière) mais elle montrera également un visage inquiétant de l’enfance. Naviguant aux frontières de la candeur enfantine et de la cruauté humaine (qui la chevauche toujours de près), le texte évoque la possibilité d’un devenir sombre pour la petite fille de Clair et Christopher, laquelle apparaît d’ailleurs sur scène dans un aspect déshumanisé. Marleau utilise ainsi à nouveau sa technologie de masque-vidéo, dans une apparition brève mais tout à fait saisissante. L’humain est-il condamné à répéter les guerres, à se braquer contre l’autre, à cultiver l’incommunicabilité? L’enfant qui grandit à la fois dans un climat libre et dans une absence de repères moraux va-t-il obéir davantage à ses noires pulsions qu’à la bonté naturelle de son âme? Les questions sont posées.
Il n’y a pourtant dans cette pièce que des dialogues banals, en apparence. Quand Christopher revient un jour du travail la mine dépitée par une menace de congédiement, Clair lui raconte sa rencontre avec un écrivain dans un café. L’infirmière débarque et raconte la vie de son mari parti à la guerre. Mais dans le sous-texte, dans le rythme de la phrase, dans le choix de mots dont le sens est double, c’est un monde hyper-violent qui se dessine, un monde d’insécurité, de peur, de difficile cohabitation. C’est un monde définitivement urbain, que Clair raconte peu à peu et dont on découvre qu’elle possède à elle-seule toutes les clés. Clair fait de la fiction. Du coup, à la peur et à l’angoisse s’ajoute une confusion entre le réel et la fiction. Toute cette histoire n’est-elle que chimère? Elle est plutôt paranoïa, psychose. Un mal bien de notre époque.
La scénographie de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, construite dans un espace épuré et clair-obscur, nous fait deviner des reliefs dont les contours précis sont indéfinissables. Voilà qui arrive bien à évoquer la confusion entre réalisme et artifice qui fonde ce vertigineux texte de Martin Crimp. Leur mise en scène suit le même mouvement. Le jeu, d’abord naturaliste, se couvre d’une progressive étrangeté, et, quand débarque l’infirmière (méconnaissable et géniale Évelyne Rompré), on est dans la plasticité totale, dans un jeu marionnettique et artificiel qui jette d’emblée le trouble sur scène. Brillante lecture de ces dialogues juchés entre le réalisme et l’onirisme.
Un bémol: les projections vidéo en arrière-scène, qui construisent peu à peu des murs de briques pour évoquer des façades urbaines ou des trajets dans la ville, sont bien peu utiles et paraissent plaqués. Bien qu’ils puissent fournir des éléments de compréhension du texte, ils sont déconnectés de ce qui se passe réellement sur scène, comme étrangers à la progression dramatique. Leur sens, ainsi, nous échappe. Dommage.