Amours fatales : Racine en trois temps
Scène

Amours fatales : Racine en trois temps

Amours fatales, c’est une rare occasion d’entendre Racine sur la scène montréalaise, et trois fois plutôt qu’une, dans un spectacle qui aligne trois versions écourtées d’Andromaque, Bajazet et Bérénice selon les points de vue contrastés de Réal Bossé, Sylvie Moreau et Jean Asselin. Une soirée inégale mais des alexandrins bien domptés.

En entrevue avec Le Devoir, la comédienne Kathleen Fortin racontait la douleur que ça lui inflige de «sacrifier des vers d’une telle beauté». Car pour réussir à faire entrer trois grands classiques raciniens dans un seul spectacle de moins de deux heures, il a fallu charcuter. L’adaptation de Jean Asselin, rassurez-vous, ne sacrifie pas trop de répliques grandioses et elle bénéficie d’un narrateur (Charles Préfontaine) qui met les situations en contexte et facilite les ellipses. Fort efficace.

Dans une scénographie carrée, bordée de spectateurs de tous côtés, la proposition d’Omnibus s’appuie sur un travail symétrique et proxémique, ainsi que sur la proximité des acteurs entre eux et avec le public. Si les sentiments sont amples et débordants dans la dramaturgie racinienne, le corps, lui, sera contraint, comme asphyxié par l’exiguité. Une excellente manière de représenter l’étouffement des passions qui finira par anéantir la plupart des personnages.

Le spectacle est sans prétention, jamais pompeux, mais il est la plupart du temps soigné et vif.

 

Charnelle Andromaque

La ferveur amoureuse de Pyrrhus, d’Hermione et d’Andromaque est légendaire, et, de toute l’œuvre de Racine, Andromaque est la pièce la plus fougueuse et la plus passionnelle. Pas étonnant que, dans la mise en scène de Réal Bossé, elle soit charnelle, impulsée par une certaine violence des corps.

Sans négliger le verbe, en portant l’alexandrin dans l’urgence, dans un grand souffle, mais aussi dans une sorte d’arrogance (ou de fermeté), la proposition de Réal Bossé est faite de corps heurtés, frôlés, caressés et palpitants. Les mains sont baladeuses, les langues aussi. Les puristes verront dans cette vision très décomplexée de l’amour racinien une certaine insolence, mais c’est surtout un retour aux fondements pulsionnels de cet amour, un rappel d’une humanité primitive et universelle.

Les costumes, d’ailleurs, évoquent les apparats autochtones et sont porteurs d’une certaine sauvagerie, qui se répercute sur le sol terreux. L’élégante langue de Racine communie ici avec la préhistoire et la pré-civilisation, dans un rapport brut avec l’esprit, les corps, les sentiments, les pulsions. Et ça fonctionne à merveille. Surtout quand Kathleen Fortin (Hermione) et Pascal Contamine (Pyrrhus) y mettent tout leur aplomb et toute leur ferveur. Physiquement, ils ne correspondent pas aux clichés de ces rôles. Heureusement, le metteur en scène n’a cure des clichés.

 

Bajazet agité
 

C’est la pièce la moins jouée de Racine, avec son intrigue complexe et ses meurtres en série. Le triangle amoureux unissant Roxane, Bajazet et Atalide est en effet moins passionnant, peut-être moins traversé de fulgurances et de répliques marquantes, mais il est surtout plus étriqué, un brin laborieux. Sans grandes idées, la mise en scène de Sylvie Moreau ne contribue pas à redorer le blason de cette œuvre qu’elle aborde dans l’agitation, multipliant le mouvement sans arriver à en asseoir le sens.

L’intrigue se déroule dans l’empire ottoman, et les comédiens arriveront sur scène vêtu de costumes orientalisants. Rien d’autre, pourtant, n’évoquera Byzance, ni la gestuelle ni l’atmosphère. L’excès référentiel des costumes paraît alors artificiel, plaqué, inutile.

L’alexandrin est moins passionnel, plus posé, par moments véritablement doucereux. Mais il s’accompagne ici de nombreuses courses et d’insistants tournoiements dans le petit espace. Les corps se croisent et se décroisent, se bousculent et s’enroulent: beaucoup de mouvements inutiles, fugaces, décentrés, qui causent une agitation frénétique dont le sens nous échappe. Certes, le mouvement peut représenter les tourments des cœurs et évoquer les multiples revirements de situation, mais à force d’agitations, le spectateur ne distingue plus rien et les mots s’égarent.

Ici encore, c’est Kathleen Fortin qui s’illustre dans le rôle d’Atalide: elle est hypnotisante. De sa voix feutrée, elle laisse transparaître merveilleusement les failles du personnage, ses angoisses, son insécurité.

 

Minimaliste Bérénice

Jean Asselin est celui qui aura le mieux su tirer profit de l’étroit espace en le redécoupant en quatre, pour contraindre encore plus ses acteurs à l’exiguité. Dans ce «boudoir», on affronte la lumière en costumes contemporains, noirs, élégants, aux coupes droites. Avons-nous affaire à des entrepreneurs, à des hommes d’affaires ou à des personnalités médiatiques? Ce sont en tout cas assurément des gens dont la vie se déroule sous les feux de la rampe. Ils s’offrent à la vue de tous dans une posture contrôlée et rigide, vite captée par la lumière crue qui tombe sur eux. Rappelant l’éclairage du flash de l’appareil photo ou évoquant un monde scruté à la loupe par les médias, la séquence finale du spectacle offre ainsi davantage de symboles et de signification que les deux premières. On ne s’en plaint pas.

Le travail gestuel, très minimaliste, nous permet d’imaginer les personnages comme des mannequins ou des statues, mais plus vraisemblablement comme des images figées sur papier glacé. Sans trop insister, de manière très subtile, la mise en scène de Jean Asselin fait référence aux amours passionnelles des stars, que les revues à potins scrutent à la loupe.

De même, Bérénice et Titus ne peuvent se toucher ni ne peuvent franchir la ligne qui les sépare l’un de l’autre. Chacun reste dans un espace à soi, comme coincé dans une société où l’on fait la pose mais où on ne se touche guère, malgré un amour intarissable. Les corps se meuvent délicatement, respectant un code gestuel précis, simple, répétitif, dans une apparente volonté de maîtrise de soi et de son image. Si le procédé peut évoquer vaguement les traditions japonaises (nô et bûto), il montre aussi la contrainte qui empêche l’homme politique de se livrer à son amour brûlant pour sa belle, le confinant aux frontières de l’espace public et de l’espace privé, dans une intolérable paralysie.

L’alexandrin est musicalisé, les vers sont respectés dans une diction assez classique, mais il y a une certaine retenue, une élégance, une politesse, pas de monstration, et une sensualité discrète. Bien joué.