L’homme atlantique et la maladie de la mort : Étrange et délicieux ballet
Christian Lapointe dialogue depuis toujours avec la notion de disparition: pas étonnant qu’il ait trouvé dans l’écriture de Marguerite Duras un territoire fertile pour approfondir sa pensée. Sa mise en scène de L’homme atlantique et La maladie de la mort, perchée entre théâtre et cinéma, est un ballet délicat et délicieux entre l’amour et la mort.
Dans son cycle de la disparition (CHS, Anky ou la fuite et Sepsis) ou dans ses mises en scène orientalisantes des textes de William Butler Yeats, Christian Lapointe a inventé des formes radicales pour sonder l’essence de l’âme humaine et son dialogue incessant avec sa propre disparition. La mort rôde toujours dans le théâtre de Lapointe, mais on oublie parfois que l’amour est aussi dans sa ligne de mire et que la recherce d’amour fait partie intrinsèque de sa réflexion sur la disparition (et l’impossibilité d’une réelle existence au monde). En s’appropriant les mots de Duras, qui flirtent toujours avec la notion d’absence mais beaucoup avec l’amour et la quête de l’autre, Lapointe se dévoile dans une émotion nouvelle et son spectacle, bien que très formel et entièrement articulé dans une tension entre le corps et l’écran, est porté par une délicatesse qu’on lui connaissait peu. Du moins, les mots de Duras le poussent à ne pas lutter constamment contre l’affect et l’émotion, sans toutefois s’y perdre. Un bel équilibre.
Ces deux textes de Duras se succèdent et se répondent dans un dispositif scénique qui fusionne habilement la scène nue du théâtre et le studio de tournage, pour créer un étrange ballet entre l’amour et la mort, à travers les tensions entre le corps et son image filmée. On est chez Duras, il est donc question du temps qui amenuise le désir, de la quête de l’autre qui ne semble jamais pouvoir se concrétiser, de l’intimité qui ne peut se faire que dans le mystère et l’inachèvement ou de l’amour perdu avant même qu’il soit advenu. Chez Duras, l’amour permet aux hommes d’exister mais il est trop souvent fantasmatique et incomplet, de telle sorte qu’il les confronte aux insufisances de l’existence et à l’approche de la mort.
«Dès que vous m’avez parlé j’ai compris que vous étiez atteint de la maladie de la mort», dit l’un des personnages au tout début de la pièce. Les comédiens Jean Alibert et Anne-Marie Cadieux se prêtent à ce jeu de vie et de mort, incarnant des personnages anonymes en quête de leur propre existence sous l’oeil de Duras (Marie-Thérèse Fortin) et de sa caméra qui les filme en direct pour retransmettre leur image sous différentes lumières.
Ce rapport au film fabriqué en direct nous raconte en vérité la fabrication d’un nous extérieur à nous-mêmes et dit l’incapacité à être véritablement présent au monde: le film peut capter notre aura et prolonger notre image même dans notre absence, mais il ne réussit pas à remplacer cette absence, à la contourner. Doucement, les murs du fond se transformeront en cube dans lequel les acteurs s’enferment pour être filmés comme dans un studio de tournage, et leur image répercutée sur l’immense facade montre la distance inévitable qui se creuse entre eux malgré leur désir profond d’entrer en relation. L’écran est un filtre, un voile, qui magnifie autant qu’il distancie. Les procédés de doublage en direct procèdent du même mouvement: il y a une amplification de la parole qui la rapproche de nous (Lapointe cherche à impliquer profondément le spectateur) mais paradoxalement, elle semble décalée, provenir d’une source inconnue.
Une fois portés à la scène, les mots de Duras se rapprochent aussi de ce qu’on appelle, sur la scène contemporaine, le théâtre-récit. On est ici dans un théâtre hyper-narratif qui se construit par la performativité des acteurs à travers un principe de récit à relais. Du moins Lapointe met puissamment en lumière cette théâtralité de l’écriture durassienne.
Formidable orchestrateur de voix, Lapointe dirige ses acteurs en restant la plupart de temps fidèle à son style et en favorisant ce qu’il appelle la parole blanche (une diction découpée et des finales arrondies qui évoquent l’étonnement perpétuel de l’acteur devant sa propre parole). Mais cela se déploie cette fois en douceur, avec une émotion supplémentaire dans la voix, une vulnérabilité du timbre, quelque chose de très à fleur-de-peau. Le comédien Jean Alibert s’illustre particulièrement dans ce registre, notamment dans la deuxième partie du spectacle (L’homme atlantique), formidable variation sur le même texte. Il est d’abord à bout de voix, dans les aigus, puis dans une sorte de colère, en tout cas dans l’externalité, puis presqu’à demi-mots, au bord du chuchotement, dans la semi-pénombre : une progression qui mène le personage à la disparition progressive, qui fait de la notion d’absence un impératif grandissant, un état durable et inévitable.
C’est d’une grande beauté et propice à de fertiles méditations personnelles.