Comment s'occuper de bébé : Le doute est l'école de la vérité
Scène

Comment s’occuper de bébé : Le doute est l’école de la vérité

Dans un monde médiatique où règnent l’opinion précipitée et la multiplication des points de vue, la vérité semble plus que jamais inatteignable mais pourtant partout revendiquée. La pièce Comment s’occuper de bébé, de Dennis Kelly, orchestre une fabrique médiatique autour d’un cas complexe d’infanticide et soumet le spectateur au doute. Brillant.

À première vue, cette pièce très délicatement mise en scène par Sylvain Bélanger expose les incohérences d’une société dans laquelle la quantité d’informations disponibles au sujet des frasques des autres mène trop souvent à la tentation de jouer les justiciers. Accusés et accusateurs se relaient sur scène pour exposer leur vision du présumé infanticide commis par une certaine Donna McAuliffe (Evelyne Brochu), dans une évocation de tribunal populaire qui emprunte les mécanismes des médias. Ce monde d’accusateurs et d’accusés est à la base de la situation dramatique mais il n’est finalement pas le thème central de la pièce, qui tourne plutôt autour de la quête de Vérité en reprenant à son compte la structure du tribunal, à mesure que des témoins et experts défilent pour raconter leur version des faits devant des spectateurs qui, sans l’avoir demandé, se retrouvent assis dans le siège des juges.

Mais comme le système de justice n’arrive plus à rivaliser avec la rapidité et la popularité des médias, cette pièce postule que le jugement des crimes n’est plus vraiment l’affaire des avocats et des jurys. C’est dans le studio d’un auteur de théâtre documentaire que vont se dérouler les témoignages. Aucune évocation du Palais de justice. Nous voici dans une salle de projection ou dans une salle de montage où les paroles des uns et des autres prendront forme cinématographique et épouseront le langage de la télé. Plutôt bien vu.

_0047929yanick_mcdonald
Crédit: Yanick McDonald

 

Comme nous avons ici affaire à un auteur de théâtre habitué à explorer brillamment les zones d’ombre (Dennis Kelly est l’auteur d’Orphelins et Après la fin), la construction de ce faux documentaire évite les affirmations et les certitudes, de sorte qu’aucun point de vue n’est défendu plus que l’autre. La mise en scène, dans le même mouvement, favorise la coexistence d’images écraniques et d’images scéniques, avec acteurs filmés et acteurs présents sur scène. C’est une sorte de chambre de miroirs vidéographiques, qui s’agitent dans une constante démultiplication mais également dans la sobriété, sans excès, pour que le spectacle mette avant tout la parole en lumière. Pour que l’attention ne soit jamais détournée de l’essentiel.

On retrouve là l’obsession de Sylvain Bélanger (Billy, L’enclos de l’éléphant) pour un théâtre qui force le spectateur à faire ses propres conclusions, à s’engager dans une réflexion dont on ne lui donne pas toutes les clés sur scène, à cultiver son sens du doute. Avec ses différents cadrages et points de vue, ses musiques et ses ambiances, la construction théâtrale de Sylvain Bélanger témoigne de l’effacement de la notion de réalité dans une société qui ne s’observe plus que par le truchement médiatique.

_0035112yanick_mcdonald
Richard Thériault dans le rôle du psychiatre. Crédit: Yanick McDonald

Le texte de Kelly, lui, fait défiler les personnages en explorant les biais de chacun. Le psychiatre (Richard Thériault) imagine une maladie mentale, le syndrome Leman-Keatley, pour expliquer l’horreur de l’infanticide mais peut-être davantage pour «mousser sa carrière». La mère de l’accusée (Josée Deschênes), une candidate aux élections municipales, trouve un moyen de faire tourner l’opinion publique en sa faveur en ne cachant rien de la situation vécue par sa fille mais en proposant de la réalité une image qui lui sied. Jamais, toutefois, les personnages ne paraissent manichéens: l’auteur dévoile leurs personnalités et leurs intérêts par petites touches, avec de nombreuses nuances et dans une progression psychologique jamais précipitée.

Y-a-t-il plusieurs Vérités? La question est posée clairement par le psychiatre lors de l’une de ses interventions, mais elle traverse entièrement le spectacle et se déploie différemment selon les situations. La vérité est à trouver dans une certaine brutalité des sentiments chez Donna McAuliffe ou chez son mari Martin McAuliffe (Hubert Proulx). Chez le psychiatre, elle réside dans un regard plus large sur l’humanité. Chez la politicienne, elle prend la forme d’un récit construit pour attirer la sympathie de l’électeur. Le spectacle propose ainsi une réflexion ontologique passionnante sur les frontières du vrai et du faux.

De quoi causer de passionnantes discussions à la sortie du théâtre. Et sans doute bien longtemps après la représentation. On ne peut rien demander de plus au théâtre.