Commedia : Goldoni n’est pas celui que vous croyez
Habitué à adapter les classiques et les univers des grands auteurs du répertoire, Pierre-Yves Lemieux s’est passionné pour la vie et l’œuvre de Goldoni. En clôture du cycle italien de l’Opsis, il propose avec la metteure en scène Luce Pelletier un regard singulier sur un auteur bien plus iconoclaste qu’on le croit. Entrevue.
VOIR: Parlez-moi de votre rapport à l’Italie, à Venise et à Goldoni? Vous n’êtes pas spécialement néophyte au sujet de la culture italienne.
Pierre-Yves Lemieux: Je m’y intéresse en effet depuis longtemps, mais le travail sur Commedia a fait exploser quelque chose en moi par rapport à Venise. Ça avait toujours été à mes yeux une sorte de décor à la Disney, jusqu’à ce que je m’y immisce de façon artistique. En consultant un entretien avec Giorgio Strehler, j’ai été intéressé de lire qu’il a toujours voulu porter à la scène la vie de Goldoni. J’ai eu envie de m’atteler à la tâche. Ce qui, toutefois, est intéressant dans les livres biographiques et dans les mémoires de Goldoni, c’est qu’il ne se livre jamais vraiment et qu’il se dissimule derrière l’image d’un homme bonasse, sage et tranquille. Je suis persuadé qu’il n’en est rien. C’est un réformateur fougueux, amoureux, hypocondriaque, libidineux et d’un courage infini. Je le vois comme quelqu’un d’extrêmement tourmenté et agité – il est en ce sens emblématique de son époque et du contexte italien dans lequel il évoluait, alors que la scène théâtrale était fervente et que tout le monde autour de lui était dans un climat de surproduction et d’hyperactivité. Dans la pièce je le fais notamment côtoyer Vivaldi et Longhi dans une sorte de folle frénésie. Mais il y a un revers à tout cela: c’était une époque de production artistique tellement rapide que ces artistes là pouvaient y perdre pied.
VOIR: Pouvons-nous considérer qu’il y avait là des prémisses de ce qu’on appelle aujourd’hui la Société du spectacle, une obsession du divertissement qui mène à une production artistique industrialisée?
Pierre-Yves Lemieux: Je le crois. Je pense qu’à Venise, qui a été la première ville où le théâtre est devenu une activité marchande, la question de la rentabilité artistique a changé les méthodes de création. La nécessité de remplir les salles a entraîné une diminution de la liberté artistique. C’est aussi là qu’est apparu le vedettariat. Ainsi que les scandales autour des spectacles, alimentés par les auteurs eux-mêmes, qui se faisaient la guerre autour d’enjeux littéraires. C’est ce qui s’est passé entre Goldoni et son grand rival Pietro Chiari: c’était une invention des producteurs pour remplir les salles!
VOIR: La pièce n’est en rien une biographie de Goldoni, plutôt une fiction inspirée de lui et de son œuvre. Mais quelles ont été vos sources d’inspiration, sachant que les détails sur sa vie sont parcellaires?
Pierre-Yves Lemieux: Il est vrai que le matériel documentaire à son sujet est difficile à obtenir. J’ai dû notamment me rendre à Venise à la Maison Goldoni. Mais il existe tout de même des ouvrages extrêmement intéressants en français, qui ont notamment été rédigés dans la foulée du 200e anniversaire de sa mort et qui ont permis de le dévoiler sous un nouvel angle. Ginette Herry, par exemple, dans Goldoni à Venise: la passion du poète, fournit des informations précieuses en puisant dans différents mémoires italiens publiés par d’autres auteurs à la même époque à Venise. Venise au temps de Goldoni, de Françoise de Croisette, est aussi un petit bijou, mais je me suis également inspiré du travail de nombreux metteurs en scène qui ont monté Goldoni, comme Sthreler ou comme Alain Françon en France. La mode en ce moment est de rapprocher Goldoni de Tchekhov, et j’y fais écho dans la pièce.
VOIR: Vous croisez donc la vie de Goldoni avec celle de ses personnages, en vous intéressant à ses mécanismes d’écriture et à ses intrigues?
Pierre-Yves Lemieux: La pièce est en effet très proche des pièces à masque et de la commedia dell’arte dans sa première partie, et plus on avance plus on se rapproche de Barouf à Chioggia et Il Campiello, des pièces à plusieurs personnages destinés à incarner un portrait de la société. Je raconte la vie de Goldoni et son évolution littéraire en empruntant la narrativité de son écriture au fil des ans. La langue emprunte le même parcours: beaucoup de rimes dans les premières scènes et une langue de plus en plus déconstruite au fil du scénario (bien que sobrement). La pièce a toutefois une structure peu linéaire, parce que j’ai essayé d’imaginer comment Goldoni écrirait en 2014. Il serait en phase avec son époque, dans une écriture qui bouscule la narrativité traditionnelle et qui s’articule selon des axes ou des grandes thématiques plutôt qu’en respectant la chronologie réelle des événements. Comme si Goldoni recomposait sa vie dans sa tête, comme s’il la refantasmait en la manipulant à sa guise. Ça me permet de témoigner de son agitation mentale continuelle, de rendre justice à sa fougue créatrice.
VOIR: Les pièces de Goldoni observent souvent la cellule intime pour poser un regard sur le monde social et elles sont éminemment politiques. Est-ce aussi ce que vous tentez de faire?
Pierre-Yves Lemieux: Ses pièces sont sociales, certes, notamment quand elles caricaturent la bourgeoisie, mais l’homme lui-même ne semblait pas intéressé par l’idée d’un engagement sociopolitique concret. Était-il lui-même conscient de la portée sociale de ses textes? On peut se poser la question. Il était certes ami avec Voltaire, il se reconnaissant dans la philosophie des Lumières qui était contestée par la noblesse de Venise, mais je ne sais pas s’il se positionnait consciemment en rebelle ou en contestataire. Ma pièce ne le dépeint donc pas comme un indigné. Je pense qu’il n’avait tout simplement pas le temps: trop productif.