Le voyage d’hiver : À l’envers du bruit ambiant
Du théâtre interdisciplinaire acrobatique et imagé qui puise son inspiration dans une grande œuvre musicale de Schubert? C’est ce que proposent le comédien Benoît Landry et l’artiste de cirque Anna Ward dans Le voyage d’hiver.
Ils se sont rencontrés pendant la tournée de Rain, du cirque Eloize. Il était pianiste. Elle performait au trapèze ballant. Entre eux, rapidement, ce fut le coup de foudre artistique. «On a rapidement eu envie de faire ensemble un projet autour du Voyage d’hiver de Schubert, explique Benoît Landry. C’est une œuvre hyper-connue du répertoire classique, évidemment, et elle a été amplement revisitée, donc ça nous imposait de prendre beaucoup de libertés, de la relire, de s’en servir comme un point de départ pour aller ailleurs. On en fait vraiment une très libre adaptation.»
Sensibles à la puissance de la musique comme à la fable qui traverse cette grande œuvre, ils ont imaginé un spectacle sensoriel, une architecture de tableaux vivants et de mouvements scéniques envoûtants qui, idéalement, mettra le spectateur dans la position du voyageur. «Le texte est superbe. Il raconte le parcours d’un homme qui se déleste de tout, qui renonce à tout ce qu’il a, pour se retrouver seul et vivre une expérience d’introspection mais aussi pour toucher au sacré. On s’attarde aussi à la symbolique de l’hiver, flirtant avec les concepts d’hibernation, d’introspection, d’espace, de calme, de vide, de solitude. On flirte avec toutes ces choses qui nous manquent dans le monde rapide et exalté dans lequel on vit.
Benoît Landry raconte tout ça d’une voix calme. Si notre époque ne se prête pas à la lenteur, on dirait bien qu’il a personnellement appris à l’apprivoiser. Il dit pourtant qu’il est lui-même un grand générateur de chaos. Faut croire qu’il a compris comment dompter son lion intérieur.
«Il y a dans notre monde trop de bruit, lance-t-il. On est aussi trop dominés par la nécessité d’agir. Dire son avis. Quitter son boulot. Travailler sur soi. Faire du yoga. Tout ça est extrêmement concret, tout le temps, mais ça fait en sorte qu’on ne sait plus comment apprivoiser l’immobilisme, le silence, l’attente. On ne sait pas non plus comment se retrouver à travers les autres, on est toujours dans une hyper-conscience de ce que nous sommes, mais pourtant c’est une illusion, parce qu’il n’y a jamais eu autant de gens désorientés et déracinés. On est incapables de rester dans une relation longtemps, de garder le cap sur ce que nous sommes, malgré le fait qu’on soit dans un culte de soi. Peut-être qu’on n’a pas l’attention tournée à la bonne place. Peut-être qu’on est trop volontaires. Il y aussi trop de bruit qui nous enterrre, un vacarme ambiant qui nous empêche de se recentrer.»
La pièce sur laquelle il travaille depuis plus d’un an avec Anna Ward explore justement ce paradoxe. Sur scène, ce sera le bordel, «une sorte d’installation foisonnante, habitée par des acrobates et des acteurs, et baignée de son». Mais pour bien recevoir tout ça, le spectateur devra se mettre dans un état d’écoute paisible, dans une disposition mentale souple.
«Ce sont des tableaux vivants et impressionnistes, dit le comédien, à travers une dramaturgie de l’image et de l’objet. Le spectacle alterne entre des moments où la dramaturgie est ouverte, où il se passe plusieurs choses en même temps et où le spectateur est invité à naviguer d’une image à l’autre, et des moments plus narratifs où l’espace se referme pour suivre une action pendant plusieurs minutes. L’idée est de faire vivre au spectateur le parcours du voyage d’hiver, pour l’amener dans un voyage sensoriel, à travers un monde de sensations. Il y a un peu de texte, le spectacle est traversé de certains thèmes, mais surtout pour qu’à travers lui surgissent des images qui vont résonner différemment dans l’esprit de chaque spectateur. Un voyage intérieur est suggéré, que les personnages suivent et dans lequel on essaie d’entraîner le spectateur.»
Inspirés notamment par l’univers de James Thierrée, ou par la narrativité particulière des spectacles de Robert Wilson, Benoit Landry et Anna Ward ont aussi voulu que le travail circassien contribue à la production d’images aux nombreuses couches de sens. «Il y aura bien sûr des images aériennes, à travers l’acrobatie, qui évoque l’élévation de l’âme, mais aussi beaucoup d’équilibrisme et de contorsion. On s’amuse avec le fait d’avoir la tête à l’envers, de voir le monde dans un angle décalé, de toucher à l’invisible, à l’indéfini, à des perceptions autres du monde. On utilise aussi les objets courants dans des fonctions différentes, on montre les corps d’une autre manière, en agrippant des choses avec les dents ou en se suspendant par les cheveux, par exemple. On cherche une sorte de déstabilisation, en tout cas des décalages, de l’irrationnel.»
Ce sera une célébration du chaos. Dans un monde de moins en moins mystérieux, de plus en plus organisé, on a bien besoin d’un peu de désordre. Mais aussi de silence, de mémoire, de temps. C’est ce que croit profondément Benoît Landry