Eden Motel / Philippe Ducros : La mort du rêve américain
Scène

Eden Motel / Philippe Ducros : La mort du rêve américain

Philippe Ducros nous a habitués à un théâtre humaniste et indigné, mais hyper-structuré. Attention: sa nouvelle pièce Eden Motel est bien moins disciplinée et explore le mal-être contemporain dans une écriture baroque et touffue.

C’était d’abord un roman. Un roman dense, baroque, qui va dans plusieurs directions, qui fait parler les mouettes et chanter les hommes aux abords d’un motel décharné, quelque part sur une route américaine. Dans l’imaginaire de Philippe Ducros, grand voyageur dont les pérégrinations nourrissent une œuvre politique et sensible (L’affiche, Dissidents), le motel est le lieu où se déposent toutes les errances et toutes les âmes en peine. Il y a installé une galerie de personnages en détresse, surmédicamentés, sexuellement troublés et en quête d’un amour gourmand, qui vont changer de perspective au contact des cargos d’exilés qui s’agitent dans la mer, non loin. «Ça se veut une réflexion sur le bonheur inaccessible en Amérique, malgré le fait qu’on a le meilleur niveau de vie au monde. Le rêve américain est en train de mourir, dit-il, et pour moi, le motel est un symbole de cet effritement. Sur le bord des routes nord-américaines, le motel, jadis reluisant, est désormais décrépit.»

Moi, le personnage interprété par François Bernier, est la figure de proue de cet univers dépareillé. C’est aussi par lui que s’articule une réflexion, chère à Ducros, sur les médicaments que l’on gobe de plus en plus pour tout et pour rien, encouragés en ce sens par une industrie pharmaceutique qui en mène large.

«Je ne veux évidemment pas accuser les gens de prendre des antidépresseurs, précise l’auteur et metteur en scène. Je pense qu’il y a une vraie détresse dans notre monde et que les médicaments peuvent vraiment sauver des vies. Mais je trouve dommage que l’industrie pharmaceutique fasse autant d’argent là-dessus et que cette quête du profit encourage les prescriptions abusives. Ça règle les symptômes de la maladie mentale mais jamais les causes, tout en perpétuant la psychose globale. Il ne s’agit pas de nier l’anxiété grandissante de nos populations, mais d’essayer de chercher plus loin, d’en identifier les causes sociales. Quelles sont les forces en présence qui mènent à cette situation de détresse généralisée? C’est ça la vraie question.»

Le spectacle y répond en explorant toutes les pistes, dans une tonalité libre et débonnaire. Hypersexualisation et sexualité performative sont notamment pointées du doigt, mais ce sont finalement tous les effets d’un capitalisme effréné que le spectacle met peu à peu en relief. «La sexualité est devenue capitaliste, pense Ducros. Elle obéit à des règles de consommation et de performance, c’est une sexualité de croissance, de nouveaux marchés, de rentabilité. On s’est mis à croire faussement que la baise allait combler tous nos besoins de tendresse. Dans la pièce, cette question est couplée à un regard sur d’autres enjeux qui participent à la détresse générale. L’aspect comédie musicale et baroque me permet d’aborder des thèmes comme la spectacularisation de notre société, le showbiz, le bombardement d’informations. Ce sont toutes des choses qui contribuent à la diminution de notre espace mental et qui, au bout de la ligne, nous rongent énormément.»

Très documenté à ce sujet, Ducros aurait pu en faire une pièce très factuelle. Il n’en est rien. «Je pourrais très bien écrire une pièce qui montre très précisément les rouages de la marchandisation de la maladie mentale, mais j’aime mieux réfléchir plus largement non pas aux rouages, mais aux raisons de ce malaise dans notre monde.»

Ducros a écrit Eden Motel sur plusieurs années, parfois en Gaspésie sur le bord d’un lac, parfois en Inde lorsqu’il travaillait au mouroir de mère Teresa. L’intrigue est ainsi peu à peu orientée vers un regard sur l’ailleurs et vers une vision de l’Amérique telle que perçue par ceux qui vivent au loin et ignorent l’angoisse qui s’y déploie. La lente gestation de cette pièce explique aussi le style très libre de l’écriture. «Je pense que ça va être un spectacle déroutant pour ceux qui s’attendent à voir L’affiche 2.0. J’avais le goût d’essayer une autre théâtralité, de continuer à chercher, par curiosité et par pulsion. C’est fort possible que je me pète la gueule. Mais c’est extrêmement stimulant.»