À chaque décennie sa mise en scène d’Albertine en cinq temps. Le texte n’a rien perdu de sa pertinence et le parcours en dents de scie de Bertine, de ses périodes sombres jusqu’à la lumière, résonne encore très fort aux oreilles d’un peuple encore divisé entre la campagne et la ville, l’espoir et l’autodestruction, l’affirmation de soi et le repli. Intemporelle, la structure musicale de la pièce, qui accorde les voix d’une Albertine confrontée aux différentes époques de sa vie, évoque la tragédie antique tout en parcourant le Québec contemporain dans une éloquente synthèse. Mais cette mise en scène de Lorraine Pintal fait trop confiance au texte, ne jugeant pas nécessaire d’y poser un regard particulier, n’y cherchant pas non plus de point d’ancrage précis. Dommage.

C’est encore la mise en scène de Martine Beaulne en 1995 qui alimentera notre mémoire. Créée à l’Espace GO, cette production insistait sur la dimension tragique de la structure, en positionnant ses héroïnes dans un escalier, comme des figures d’un autre temps luttant contre leur destin et tentant de gravir les échelons sociaux, en plus de mettre en évidence, par strates, le processus mémoriel auquel se consacre l’Albertine de 70 ans. Cela mettait aussi en lumière la choralité de la pièce, ce que Pintal réussit moins bien, ayant choisi de placer chaque Albertine dans son propre espace, décoré selon les caractéristiques de sa décennie. Un espace duquel, de surcroît, chaque comédienne ne sort que rarement.

La scénographie de Michel Goulet, qui rappelle l’immeuble à logements ou la maison de chambres (celle dans laquelle Albertine terminera sa vie) est aussi traversée de nombreux barreaux pour évoquer la cellule de prison. Pintal montre ainsi le confinement, ou le sentiment d’emprisonnement qu’Albertine a toute sa vie combattu et auquel le texte fait plusieurs fois référence. C’est une vision très juste du personnage: l’histoire d’une femme emprisonnée en elle-même et contrainte par une société qui n’accorde pas encore aux femmes leur juste place. On pourrait ainsi dire de la mise en scène de Pintal qu’elle insiste sur le discours féministe à l’œuvre dans l’écriture de Tremblay. Mais il aurait fallu pour cela que la bonne idée scénographique trouve écho dans le jeu des actrices ou dans la proxémique des corps. Or, rien de tel.

Les comédiennes Emilie Bibeau, Eva Daigle, Monique Miller, Marie Tifo et Lise Castonguay sont excellentes mais elles interprètent leur partition au premier degré, jouant surtout la tristesse et la colère, puis la résignation, dans un ballet émotif qui n’a rien de très subtil.