Serge Denoncourt et Érika Gagnon : Liaisons dangereuses entre Québec et Montréal
Ceux qui aiment rouler sur la 20 ont une rare occasion de savourer un grand texte dans deux mises en scène différentes entre Québec et Montréal. Discussion sur Les liaisons dangereuses avec Érika Gagnon et Serge Denoncourt.
Ils ne se sont pas consultés, mais Érika Gagnon et Serge Denoncourt ont tous les deux choisi de camper la sulfureuse relation de Valmont et Merteuil au début des années 1950 à Paris, dans une société encore castrante pour la femme mais sur le point de vivre une explosion féministe. L’époque leur a tous deux semblé plus éloquente que le 18e siècle dans lequel se déroulait le roman épistolaire de Laclos. Mais pas pour les mêmes raisons. Denoncourt, qui propose sa lecture chez Duceppe avec les comédiens Éric Bruneau et Julie Le Breton, est moins tendre avec ses personnages: il insiste sur leur cruauté et leur vil appétit sexuel. Gagnon, qui met en scène le spectacle de La Bordée avec Marie-Josée Bastien et Réjean Vallée, est plus romantique et s’attache à l’amour dévorant qu’ils se portent et qu’ils réfrènent par orgueil. Manipulation, sexe, passion, narcissisme: entre Québec et Montréal, l’œuvre déploiera tous ses tentacules.
Au milieu du siècle à Paris
Pas de doute, en montrant la pugnacité avec laquelle la marquise de Merteuil manigance pour mener à sa guise une vie libertine sans éveiller les soupçons de son entourage, Les liaisons dangereuses est une pièce féministe. Le personnage est emblématique d’une société en mutation, qui va bientôt vivre une révolution des relations hommes-femmes. Le parallèle avec les années 1950 est ainsi fort naturel. Pour Denoncourt, le déclic s’est fait en lisant le monologue dans lequel la marquise explique son choix de mener une double vie. Même appel chez Érika Gagnon, mais elle accentue encore plus cette quête féministe en prenant des libertés avec la finale de la pièce. «Dans le texte original, dit-elle, les personnages féminins sont tous punis. J’ai voulu que Cécile, qui a été la victime des deux amants, n’entre pas au couvent. C’était important pour moi qu’elle ne décide pas de réprimer sa sexualité, mais plutôt de l’affirmer. Comme si, en quelque sorte, le chemin que fait la marquise vers l’affirmation de soi pouvait se transposer dans la vie de la jeune Cécile.»
Les années 1950 fournissent aussi un terreau fertile pour explorer le paradoxe entre l’appel de la chair et la restriction du corps dans des vêtements stylisés et pudiques. Campant son intrigue précisément en 1947, alors que tout Paris s’excite pour les collections de Christian Dior et ses robes corset, Denoncourt se paie un trip esthétique avec son concepteur de costumes, François Barbeau, qui prépare «une leçon de haute couture sur scène». Mais, surtout, il voit dans cette orgie de vêtements élégants une occasion de réfléchir à la «performativité» de la relation entre Merteuil et Valmont. Après tout, à travers les répliques acidulées et la répartie cinglante, ces deux-là font volontairement un pompeux spectacle d’eux-mêmes. Rien de plus actuel.
«Ces personnages-là sont totalement dans le paraître, lance-t-il. Leur image est très fabriquée et je m’intéresse au contraste entre leur look irréprochable et leur vie réelle, qui est moins reluisante. Je dirige les acteurs en m’appuyant sur cette même idée: un jeu très stylisé derrière lequel se dévoile la vraie nature des personnages. On a beaucoup regardé de vieux films pour s’inspirer, comme All about Eve de Mankiewicz.»
Dans la production de La Bordée, la mode des années 1950 est utilisée dans un autre dessein: évoquer les corps sans les montrer, jouer d’érotisme dans une certaine pudeur. En s’inspirant aussi d’un certain cinéma au charme suranné. «Je ne suis pas dans un érotisme explicite, explique Érika Gagnon, davantage dans la suggestion. Valmont délie les robes qui sont tenues par un ruban, pour caresser les dos. On veut provoquer le même effet que le personnage de Jane Campion dans La leçon de piano, à travers le jeu du doigt dans le collant légèrement effilé.»
Merteuil et Valmont, des bêtes de sexe?
Dans le roman, la sexualité est omniprésente mais elle demeure dans l’imaginaire du lecteur. Au théâtre, dans l’adaptation très active de Christopher Hampton, une sexualité plus concrète est permise, mais est rarement mise de l’avant. Dans la coproduction de La Bordée et des Enfants terribles, «l’érotisme est pudique, mais fort évocateur». Serge Denoncourt, qui répète avec des acteurs plus jeunes parce que, dit-il, «leur cruauté est celle de la jeunesse», promet des scènes légèrement plus osées.
«Je trouve que la tension sexuelle qui unit ces personnages n’est jamais assez montrée. Sans aller dans l’explicite, j’ai choisi de toujours montrer cinq secondes de sexe supplémentaires que dans la plupart des autres adaptations. Le moment où Merteuil relève sa jupe pour avoir un cunnilingus, par exemple. Ou la scène du viol. Valmont est un baiseur compulsif. Ce n’est pas un être charmant et distingué. Il cause un carnage pour assouvir de simples désirs sexuels.»
Amoureux ou nymphomanes?
Proche de Lars von Trier et de son Nymphomaniac, même si l’esthétique de sa pièce n’y ressemble en rien, Denoncourt voit ses personnages comme des dépendants sexuels dont il ne cherche absolument pas à défendre les comportements. «Je m’intéresse, dit-il, aux pulsions cruelles qui nous animent. Cela dit, ces personnages-là ignorent tout de leur méchanceté parce qu’ils ne pensent qu’à eux-mêmes.»
Dans la vision d’Érika Gagnon, c’est tout le contraire. Idéaliste, émue par l’amour puissant qui les unit malgré la virulence de leurs échanges, elle cherche à montrer les vrais sentiments qui les animent. «Je n’ai pas travaillé ces personnages comme s’ils étaient des monstres. Ce sont avant tout des jaloux extrêmes, et donc des amoureux passionnels. Surtout Merteuil, qui ne supporte pas que sa rivale soit Tourvel. C’est la plus cruelle rivale qui soit à cause de sa grande pureté. C’est déchirant de voir que l’amour entre Merteuil et Valmont ne peut pas être vécu.»
Dans les deux cas, c’est avant tout une affaire d’orgueil. Mais l’orgueil est une bien vaste chose. Faudra prendre l’autoroute pour continuer à méditer ça, d’une scène à l’autre.
La mise en scène d’Érika Gagnon est à l’affiche de La Bordée, à Québec, du 15 avril au 10 mai. La mise en scène de Serge Denoncourt est présentée chez Duceppe, à Montréal, du 9 avril au 17 mai.