Les liaisons dangereuses : Monstres d’égo
Quand une institution s’attaque à une œuvre aussi connue et aussi cruellement intelligente que Les liaisons dangereuses, elle suscite de hautes attentes. Chez Duceppe, Serge Denoncourt réunit une distribution brillante et remporte son pari de transposer l’action en 1947 en insistant sur l’égo monstrueux de Valmont et Merteuil.
Il y a plusieurs manières de considérer Les liaisons dangereuses, pièce acclamée de Christopher Hampton d’après le roman épistolaire de Choderlos de Laclos. On peut jouer les romantiques et tenter de mettre en lumière l’amour pur, réel, qui unit le vicomte et la marquise malgré les mascarades et les confrontations avec lesquels ils se plaisent à pimenter leur relation torturée. On peut concentrer son regard sur leurs jeunes protégés, Cécile de Volanges et le chevalier Danceny, qui apprennent de leurs maîtres à maîtriser l’art de la séduction mais laissent entrevoir, à quelques égards, un avenir plus heureux pour les chantres de la liberté, dans un monde changeant où les convenances sociales seront bientôt assouplies. On peut accentuer le propos féministe: la marquise de Merteuil est une figure féminine combative, qui réussit à duper son entourage en faisant croire à sa vertu alors qu’elle ne pense qu’à son plaisir et qu’elle parvient à mener en secret la vie qui lui sied réellement.
En situant l’intrigue dans le Paris de 1947, Serge Denoncourt fait un pas vers cette lecture féministe de l’œuvre canonique. Les robes-corset de Dior dont le concepteur François Barbeau s’est inspiré pour les costumes représentent une époque de confinement du corps féminin, auquel répond un musèlement de la parole et de la pensée de la femme en société. Mais la splendeur de ces robes, qui vont bientôt être dégrafées, rappelle que cette société castrante est sur le point de mourir et que l’émancipation de la femme ne va pas tarder à se répandre.
Mais davantage qu’un point de vue féministe, c’est à un regard sur la naissante société du paraître et du spectacle que nous convie Denoncourt en montrant, tout en restant dans la nuance et dans un jeu plutôt réaliste, le plaisir qu’éprouvent Valmont et Merteuil à se pavaner et à jouer un rôle de séducteur infiniment plus spectaculaire que ce que leur dictent leurs sentiments. Stylisés et un brin poseurs, les comédiens Éric Bruneau et Julie Le Breton sont très justes dans cette incarnation de personnages monstrueusement narcissiques, hyper-conscients de leur pouvoir de séduction et très habiles à masquer leurs failles et leurs insécurités. Plus que la quête de pouvoir, c’est le plaisir de plaire qui les habite et les anime, les menant sur un terrain de plus en plus glissant.
On regrette un peu que cette sophistication du jeu n’ait pas été demandée aux comédiens Philippe Thibault-Denis et Kim Despatis, qui interprètent Danceny et Cécile de Volanges de manière plus caricaturale. Ceci dit, c’est une manière de nous les faire voir à travers le regard du vicomte et de la marquise, à travers le point de vue subjectif de ce couple cynique et tordu qui, du haut de sa suffisance et de sa concupiscence assumée, se moque de la candeur de leurs jeunes amis, mais surtout de l’éducation hypocritement vertueuse que ces deux-là ont reçus dans la société bien-pensante qui estla leur. L’incarnation stéréotypée est à vrai dire un choix fort intelligent, mais il a le désavantage de ne pas rendre la tâche facile aux acteurs lorsqu’ils doivent graduellement quitter leur naïveté pour suivre les traces de leurs maîtres à penser et embrasser une vie de plaisirs charnels. La progression dramatique se fait de manière drastique, peu crédible.
L’autre intéressant choix de Denoncourt est d’insister un peu davantage sur les plaisirs de la chair que sur l’élégance verbale. Valmont et Merteuil ne perdent en rien leur répartie et leur fiel, mais ils nous sont aussi montrés à quelques reprises en pleine action sexuelle (ce qui est souvent occulté dans les mises en scène des Liaisons dangereuses, pour conserver un certain mystère érotique). Évidemment, si on aperçoit des bribes de nudité, il n’y a rien de très explicite (on est quand même chez Duceppe). Mais le choix de montrer ces ébats m’est apparu judicieux, car il fait monter la fièvre et il évoque plus clairement ce qui, chez le vicomte et la marquise, est à la source de tant d’emportements et de tant de comportements destructeurs.
Un spectacle qui, dans son ensemble, demeure conventionnel, mais qui sait mettre en lumière, avec une belle acuité, des pans stimulants de l’œuvre.