Olivier Dubois / Tragédie : Cachez ce sein que je ne saurais voir
Scène

Olivier Dubois / Tragédie : Cachez ce sein que je ne saurais voir

Cet hiver en France, Olivier Dubois a écorché les âmes puritaines avec son spectacle Tragédie, dont les belles images de danseurs nus marchant à l’unisson ont provoqué un appel à la censure de la part d’une candidate du Front national. Regard sur cette œuvre qui soulève les passions.

Tragédie, comme beaucoup de spectacles de danse contemporaine, est interprété par une vingtaine de danseurs en costume d’Adam qui défilent dans une intensité croissante jusqu’à la transe. C’est un spectacle athlétique, tribal, dans lequel la nudité sert surtout à montrer le corps dans son intimité, en exposant le muscle au travail et la vulnérabilité du corps, sous une lumière blafarde. Le spectacle culmine dans une puissante communion des âmes, dans une ivresse incontrôlable qui a des relents mystiques. Ceux qui, comme moi, ont vu le spectacle au Festival d’Avignon savent bien qu’il n’y a rien d’«indécent» dans ce très beau spectacle. La chorégraphie d’Olivier Dubois, sur des musiques techno-rock de François Caffenne, évoque la grande marche de l’humanité vers son progrès ou son déclin, mais surtout sa traversée frénétique de l’existence dans une beauté plastique toute naturelle.

Que se passe-t-il donc en France? Ces dernières années, le spectacle vivant a fait plusieurs fois les frais d’une paranoïa de la droite et des groupuscules catholiques qui s’expriment bruyamment et réussissent parfois à interrompre les représentations théâtrales. C’est arrivé au metteur en scène italien Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville en 2011, alors que des catholiques traditionalistes s’opposaient à une scène dans laquelle des enfants lancent des grenades sur une toile représentant le visage de Jésus. Même à Montréal, pendant le FTA, ce spectacle a entraîné de petites manifestations chrétiennes sur le parvis de la Place des Arts. La même histoire est plus ou moins arrivée au metteur en scène espagnol Rodrigo García au Théâtre du Rond-Point lors des représentations de Golgota picnic.

«En ce qui concerne l’épisode du FN dans la région Pays de la Loire, dit Olivier Dubois, j’ai envie de dire que l’événement en lui-même a été anodin – la démarche de la candidate Brigitte Neveux était de nature strictement électorale et visait à lui attirer des appuis supplémentaires chez la population la plus conservatrice, en pleine campagne électorale municipale. Mais de manière générale, l’ensemble de ces événements est un peu inquiétant. C’est une preuve du règne de l’ignorance, j’ai envie de dire du culte de l’ignorance, qui caractérise la France actuelle. Il faut répliquer à cela par l’éducation, par le savoir, par la pensée critique. Hélas, notre système d’éducation a tendance à valoriser une éducation centrée sur l’individu, dans laquelle on n’apprend plus à observer l’autre et le monde. On bâillonne, on assourdit, on rend les gens sourds, on les plonge dans la nuit.»

Philosophe, il ajoute que l’histoire de l’art a été marquée, à plusieurs époques, par un rejet des représentations du corps, mais que ça n’a pas duré la plupart du temps. «Espérons que nous soyons simplement dans une dure période de ce cycle inlassable qui ramène chaque fois la haine du corps à l’avant-plan.»

Tragédie, c’est en tout cas tout le contraire. Une pièce qui fait du corps en mouvement une véritable ode à l’humanité. Le spectacle clôt une trilogie qui a d’abord exploré les thèmes de la résistance et de l’insurrection, pour s’achever dans une tentative de représenter, tout simplement, la «sensation du monde». En observant ces corps qui marchent, se croisent et se décroisent, ou se frôlent imperceptiblement avant d’exulter dans la transe, «chacun est libre d’expérimenter sa propre sensation du monde». «Il s’agit, poursuit Olivier Dubois, de toucher à l’universel par l’entremise de l’intimité et l’aspect énigmatique du corps humain, et d’atteindre par là la métaphysique, la mystique. Je cherche à travers le corps une pensée sur le monde, une histoire de l’humanité: je pense que la nudité permet cela de manière très puissante. Quand vous regardez un corps nu, vous regardez en fait toujours votre propre corps, vous vous décortiquez vous-mêmes et vous comprenez ce qui constitue l’humanité.»

On peut à tout le moins lire dans le spectacle une certaine idée du progrès et de la marche de l’homme vers son avenir, possiblement vers une certaine harmonie. La scène finale en est une de cohésion totale. Dubois est-il donc un optimiste qui croit vraiment à une possible paix des hommes? «Assurément, répond-il. Je suis un grand optimiste par rapport à l’humanité, ce qui ne m’empêche pas de constater qu’elle est chargée de violence, de tensions, de zones grises. J’aime bien dire que le simple fait d’être humain ne fait pas l’humanité, et que c’est la plus grande tragédie vécue par l’homme. Le spectacle montre comment l’homme organise le monde et la rencontre avec l’autre, comment tout cela est un travail conscient, une construction ardue par moments.»

En filigrane est posée avec force la question fondamentale brandie par la danse: que signifie le corps dansant, «quelle est la portée de ce corps qui fait branler le monde»? Pour y répondre, Dubois a choisi une approche structurelle, s’inspirant de la tragédie grecque et de la structure implacable de ses chœurs: d’abord l’entrée, puis les épisodes, et enfin la catharsis et l’exode. L’alexandrin français lui a aussi inspiré des marches de 12 pas. Pour les 18 danseurs, cette structure progresse vers un mouvement de plus en plus intense et fait de ce spectacle un vrai tour de force, une chorégraphie d’une rigueur terrible.

Le rythme est plus doux dans Prêt à baiser, une performance qu’Olivier Dubois propose à Montréal au Centre PHI le 29 avril, dans laquelle il se livre à un long baiser chorégraphié sur la musique du Sacre du printemps de Stravinsky. «C’est un baiser qui monte, dit-il, dans une certaine lenteur, et je voulais poser à travers ça la question du rapport entre l’artiste et sa muse, aborder la figure de l’élu, du désir, du sacrifice. C’est extrêmement intime et carnassier.»

 

Danse Danse 13 – 14 : Olivier Dubois – Tragédie from DANSE DANSE on Vimeo.