Alfred : Les démons de l'Amérique
Scène

Alfred : Les démons de l’Amérique

Au Théâtre d’Aujourd’hui, l’incontournable Emmanuel Schwartz offre son tout premier solo théâtral. Dans une langue plus sage qu’à son habitude, mais avec le même plaisir à enchâsser les récits et à traquer le désespoir humain tout comme son irrépressible besoin de liberté, il donne un spectacle touchant et foisonnant.

Il faut commencer par évoquer le processus de création, dont les traces sont notamment consultables sur ce tumblr. Sillonnant les routes américaines, Emmanuel Schwartz et Alexia Bürger sont partis sur les traces d’un certain Alfred McMoore, un afro-américain, diagnostiqué schizophrène, qui a consacré sa vie à dessiner une Amérique de son cru. La fascinante histoire de cet homme hors-norme ne sera finalement pas vraiment racontée dans le spectacle, mais elle a ouvert une multiplicité d’autres pistes narratives, menant les deux compères sur les traces d’un gardien de zoo ayant un soir libéré les animaux dans la petite ville d’Akron, en Ohio, causant un irrémédiable chaos dans les rues mais surtout dans le cœur et la tête des hommes, soudain happés par des révélations et des transformations inattendues.

À travers les destins transfigurés d’une institutrice sexuellement inerte, d’un octogénaire en perte d’autonomie, d’un léopard parcourant les rues, d’un ex-toxicomane et d’un ancien combattant, Emmanuel Schwartz propose au fond une réflexion sur la liberté, sur l’irrationnel, sur le pulsionnel et le décadré, tous au fondement de notre humanité mais ne trouvant pas de réelle place dans notre monde carré, régi par des lois incontournables, trop souvent mal adaptées au réel.

C’est ce que représentent les animaux sauvages soudainement libérés de leurs prisons, mais c’est aussi ce que raconte chaque parcours. L’institutrice, le militaire, le toxico, le gardien du zoo: chacun verra son monde chamboulé, ses pulsions libérées, et, même s’ils n’atteindront pas la liberté recherchée, ils auront tenté de l’entrevoir, de l’apprivoiser, de la cerner. L’Amérique ne leur offrira pas de vraie rédemption, mais ils auront vécu au milieu des animaux un moment de lucidité.

C’est bel et bien du Schwartz: métaphores filées, images fortes et personnages très picturaux, plus-grands-que-nature. Ce sont des archétypes savamment poétisés, jamais réduits à leur plus simple expression. Mais, comme s’il s’était assagi, le comédien leur a donné une langue moins lyrique, moins brûlante et surtout moins chaotique. C’est l’effet du travail de recherche documentaire, sans doute, qui a mené Schwartz à une écriture plus proche du réel. Et à un jeu très nuancé, tout ancré dans les détails et dans la précision de chaque instant. Les transitions de la figure humaine jusqu’à la posture sauvage de l’animal sont notamment remarquables. Schwartz se métamorphose promptement, interprétant tous les personnages dans un découpage gestuel et vocal saisissant.

À cela s’ajoute, pour camper le territoire et l’époque, un certain travail sonore qui conserve l’esprit de la recherche documentaire qui est à la source de la création: extraits du radiojournal racontant l’envahissement de la ville par les animaux, surtitres au look vintage, témoignages glanés ici et là. Une bonne idée, qui ajoute de la perspective et un vertigineux sentiment de réel.