Brigitte Haentjens / Molly Bloom : Le bonheur d'être femme
Scène

Brigitte Haentjens / Molly Bloom : Le bonheur d’être femme

Initiée à James Joyce dès son plus jeune âge, Brigitte Haentjens compte parmi les lectrices courageuses à avoir lu plusieurs fois l’exigeant roman Ulysse, dont elle adapte le dernier chapitre au théâtre, décortiquant le personnage de Molly Bloom avec Anne-Marie Cadieux.

Dans notre époque de prêt-à-penser, ce roman-là fait peur. De lui, on entend trop souvent qu’il est «long», «ardu», «fastidieux» et «prétentieux». On pourrait croire qu’il s’agit des effets d’un mal actuel, dans un monde où la lenteur n’existe plus. Mais Ulysse a fait cet effet dès sa sortie en 1922. Quand je confie à Brigitte Haentjens que je n’ai jamais réussi à le lire au complet, elle s’esclaffe: «Tu n’es pas le seul, rassure-toi, la plupart des gens mentent quand ils disent l’avoir lu.»

Pourtant, la metteure en scène ne s’est jamais sentie vraiment intimidée par le roman canonique de Joyce. Elle l’a lu très jeune, n’y comprenant d’abord pas grand-chose, mais l’adoptant immédiatement. «J’ai eu la chance inouïe d’avoir d’exceptionnels enseignants de littérature qui m’ont transmis leur passion pour Joyce. Je pense qu’à 16 ans, je ne comprenais rien à ce que ce roman raconte, mais j’étais sensible à l’écriture. Et comme j’ai voyagé très jeune en Irlande sur le pouce, j’y suis rapidement revenue, et je l’ai relu lors d’un autre voyage où j’ai fait une sorte de pèlerinage Joyce, arpentant les décors de son roman.»

Des déambulations de Leopold Bloom et Stephen Dedalus à Dublin, exprimées dans un long souffle de pensée chaotique, Haentjens aime le caractère démesuré. «Ce roman est une folle entreprise d’embrasser l’univers à travers une déambulation dublinoise pittoresque, extrêmement cinématographique. Joyce varie les points de vue, à travers différents jeux de perspective et beaucoup de moments de pure beauté. J’aime aussi son regard sur le décharnement, sur le désespoir, et son fascinant rapport d’amour-haine avec l’Irlande.»

Pourquoi, alors, avoir choisi de ne mettre en scène que le chapitre final, duquel Stephen et Leopold sont absents, au profit d’un long soliloque de Molly, la femme adultère de ce dernier? «Parce que tout le roman dégringole vers ce monologue de Molly Bloom, répond Haentjens. Pendant tout le livre, Leopold est traversé par les pensées de sa femme. Quand sa voix s’exprime enfin, c’est une sorte d’épiphanie, parce que c’est une voix qu’on entend rarement, c’est une parole surprenante. C’est de la pensée qui virevolte de façon hélicoïdale, autour de l’axe corps-sensations-humeurs: un soliloque qui nous fait comprendre de manière saisissante à quel point les désirs et le corps nourrissent la pensée.»

Pour apprivoiser cette folle parole avec la comédienne Anne-Marie Cadieux, la metteure en scène a entrepris un travail vocal qui peut évoquer, dit-elle, le travail rythmique qu’elle avait fait avec Sébastien Ricard (son autre comédien fétiche) dans La nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès. «C’est comme un train qui part, dit-elle, et qu’on doit suivre à toute allure. Anne-Marie a un défi de taille, sa pensée ne peut jamais devancer la parole, elle doit suivre la parade dans une véritable immédiateté. Il y a dans ce texte plein de choses superposées. Se mélangent presque indistinctement des réflexions sur les anciens amants de Molly et sur son rapport à l’amour et au monde. Parfois, on ne sait plus de quel amant elle parle, elle surimprime les époques et les corps, en utilisant aussi de nombreux niveaux de langage, passant du lyrique au trivial.»

C’est surtout une parole féminine puissante et libérée, dans laquelle le bonheur de la féminité s’exprime sans aucun ressentiment envers l’homme, malgré l’époque de restriction du corps de la femme dans laquelle évolue Molly Bloom. «C’est une véritable incitation à la liberté, conclut Haentjens. Bloom est consciente de son aliénation et des codes moraux qui l’enferment, mais elle le vit bien. J’aime aussi sa passion sexuelle exaltante, c’est réjouissant, et on ne lit pas ça souvent. Le soliloque de Molly Bloom, c’est le texte qui exprime le plus éloquemment le bonheur d’être une femme.»

Du 6 au 31 mai 2014 à l’Espace GO

Du 29 au 31 mars 2016 au Théâtre La Bordée