L'absence de guerre : L'insoutenable légèreté de la politique
Scène

L’absence de guerre : L’insoutenable légèreté de la politique

Dévoilant les coulisses d’une houleuse campagne électorale, L’absence de guerre est considérée en Angleterre comme un «classique contemporain», une pièce lucide et tragique sur les mécanismes du pouvoir. La production des Écornifleuses, mise en scène par Edith Patenaude, en propose une incarnation honnête mais un brin éparpillée.

David Hare a écrit ce texte en 1993 dans un esprit documentaire, après avoir été invité à observer une campagne électorale de l’intérieur, depuis les quartiers généraux du Parti Travailliste. Il en a tiré une pièce à 13 personnages qui progresse vers un dénouement tragique: une structure classique qui a fait de ce texte créé dans un contexte très britannique une œuvre à la portée universelle, dont les intrigues pourraient tout à fait s’appliquer à n’importe quelle démocratie occidentale.

Cette volonté de toucher à l’universel est la principale force mais aussi la principale faiblesse de L’absence de guerre. Tout en mettant le doigt sur de grandes vérités de nos systèmes politiques, Hare se perd un peu dans les lieux communs et dans un regard tellement vaste qu’il est souvent superficiel. La mise en scène d’Edith Patenaude, certes vivante et fluide, ne propose pas non plus d’angle particulier et n’arrive pas à amoindrir ce dérangeant effet de vertige, accentuant le sentiment d’assister à un spectacle dénué de propos fort, aux contours inégaux et à la force de frappe moins puissante que prévue malgré son intelligence.

Commençons par les grandes vérités saisissantes, qui alimenteront longtemps les discussions à la sortie du spectacle. La première clé de compréhension de la pièce se trouve dans son titre et se déploie de différentes manières au fil des scènes. Georges (Normand Bissonnette), le chef du Parti travailliste, aime la guerre même s’il est visiblement pacifiste et humaniste. Il sait que lorsqu’un pays se déchire, les débats d’idée sont plus vifs, la démocratie est plus vigoureuse et la pensée politique a davantage de résonance dans la vie des citoyens. Or, dans le pays confortable et pacifique qu’il aspire à diriger, son parti renonce à faire la guerre aux conservateurs sur le terrain économique et le prive de l’expression de sa véritable pensée. Pas de conflit politique, ça veut aussi dire pas d’idéal à défendre, pas de lutte à mener. Aussi bien dire le calme plat et le désintérêt total du citoyen. George finira par s’en indigner, avec raison. À travers ce parcours, la pièce défend l’idée que la vraie confrontation n’existe plus, que tous les partis se ressemblent et défendent les mêmes idées, par peur d’effrayer la population et par désir de plaire à tous.

Le Parti Travailliste que l’on rencontre sur la scène de La Licorne est en effet un parti mutilé par des stratégies politiques de non-agression, de statu quo, d’immobilisme, par des mesures politiques exprimées sur le bout des lèvres, dans une certaine apathie malgré l’apparente agitation électorale, sur laquelle le spectacle insiste particulièrement.

C’est d’ailleurs dans cette agitation que réside la plus grande réussite de la mise en scène de Patenaude, qui sait capter l’atmosphère frénétique et indisciplinée du jeu politique lorsqu’il se joue hors-caméra. Déplacements furtifs, conversations superposées, incessantes sonneries de téléphones portables: l’ami politicien avec qui j’ai vu le spectacle à La Licorne m’a même assuré que tout cela était fort réaliste et je l’ai surpris à vivre un puissant sentiment d’identification. Bien joué.

Le réalisme de ces interactions agitées montre aussi la toute-puissance de la garde rapprochée du chef, dans un monde politique où l’image et la stratégie prennent trop souvent le dessus sur les idées. Conseillers, communicateurs et faiseurs d’images prennent toute la place et toutes les décisions, jusqu’à anéantir le chef qui finit par en perdre toute contenance… et à dissuader l’électorat de voter pour un homme si mou et inhabité.

Le choix d’une disposition bifrontale des spectateurs est aussi bien vu: cela évoque évidemment le Parlement, dont les sièges se font face, rappelant aussi les luttes entre la droite et la gauche.

Mais L’absence de guerre en fait parfois trop, voulant aborder d’un seul coup toutes les facettes du jeu politique. Partisanerie étouffante, langue de bois, envahissement du discours politique par les codes du marketing, communication avec l’électorat parasitée par les codes stricts des médias, stratégies politiques paralysantes: à force de sillonner toutes les pistes sans les faire vraiment se rencontrer, le spectacle finit par ne rien dire de précis.

On voit bien, par exemple, que le spectacle fraie avec un regard critique sur les partis de gauche, lesquels sont trop souvent composés de personnalités trop hétéroclites et d’idées trop complexes pour que le peuple les comprenne. C’est l’un des filons dramatiques que l’auteur poursuit inlassablement, mais les situations dramatiques échouent à en faire véritablement la démonstration, en surfant trop sur des lieux communs ou en refusant trop de camper les intrigues dans un arrière-plan précis, cultivant le flou. Il y a bien un moment où, soudain, l’Irlande du Nord est nommée, et où la famille royale est évoquée: trop peu trop tard, ces références paraissent étrangères à la pièce et parasitaires.

L’absence de guerre est sans aucun doute un portrait réaliste, crédible, des coulisses du politique. On y apprécie aussi la peinture de caractères: des archétypes parfois réducteurs mais souvent très bien campés. Georges, par exemple, est l’idéaliste amateur de théâtre et d’humanités, dont le discours ne plaît pas aux masses et dont la personnalité confronte celle d’Oliver (Jean-Michel Déry), le conseiller à la poigne de fer.

Mais dans un registre similaire, et avec une puissance dramatique supplémentaire, je recommande à tous la lecture de Farragut North, la pièce de l’Américain Beau Willimon (également scénariste de la populaire série House of cards). Car en plus de dévoiler les coulisses de la politique, Farragut North est porteuse d’un propos fort sur la quête du pouvoir et sur les rapports de force qui dominent la joute politique et la corrompent. À Hollywood, George Clooney en a fait un film intitulé The ides of March.

Jusqu’au 9 mai à La Licorne theatrelalicorne.com