Les aiguilles et l’opium / Marc Labrèche : Rendez-vous aérien
Avec Les aiguilles et l’opium, Robert Lepage confirmait en 1991 sa maîtrise d’un théâtre imagé et technologique. Vingt-deux ans plus tard, Marc Labrèche reprend là où il avait laissé ce dialogue aérien entre Jean Cocteau et Miles Davis. Occasion rare de remonter dans le temps.
Dans le studio de notre photographe, Marc Labrèche tire une latte en observant la caméra d’un regard perçant, puis lance d’une voix éthérée l’une des réflexions de Jean Cocteau dans sa Lettre aux Américains: «L’homme est occupé par une ténèbre, par des monstres des zones profondes. Il ne peut y descendre mais cette nuit, quelquefois, dépêche des ambassadeurs assez terribles, par l’entremise des poètes.» Plus tard, il me dira à quel point Cocteau et Robert Lepage, à son avis, se ressemblent. À l’époque de la création de la pièce, d’ailleurs, les journalistes abusaient de cette comparaison entre les deux artistes. «Ils ont tous deux, dit Labrèche, une volonté de laisser de la place aux accidents, à l’imprévu, aux évolutions inattendues. Cocteau, en bon surréaliste, se nourrissait de l’inconscient, de l’irrationnel, de l’onirisme. La méthode de travail de Lepage laisse place à tout ça.»
Les aiguilles et l’opium, comme d’ailleurs La trilogie des dragons ou La face cachée de la lune, est un spectacle culte qu’une nouvelle génération qui n’aurait pas osé en rêver va pouvoir découvrir dans une version légèrement remaniée. Si un acrobate et une comédienne se joignent à Labrèche dans cette nouvelle incarnation, le spectacle reste fidèle à son essence. S’y tisse doucement, dans un dispositif scénique modulable, un réseau de correspondances entre la lettre de Cocteau, la musique de Miles Davis, la figure adulée de Jeanne Moreau et la lente guérison d’un comédien québécois torturé par une rupture amoureuse. Dans une petite chambre de l’Hôtel de la Louisiane de Paris (là où dormait jadis Jean-Paul Sartre), cet homme brisé s’abandonne à des rêveries dans lesquelles Cocteau et Davis se croisent au-dessus de l’Atlantique entre Paris et New York. Les imaginaires américains et européens se confondent à mesure que le corps du comédien s’élève et défie toute gravité.
«J’avais envie de reprendre cette pièce, dit Marc Labrèche, parce que cette élévation me semble encore pertinente à représenter. Le monde de l’inconscient, du rêve, nourrit d’ailleurs toujours les utopies artistiques d’aujourd’hui. Je suis heureux de retrouver l’énergie de ce spectacle, qui est rare et qui est aussi très loin de mon personnage fantaisiste de télévision: j’y retrouve une sorte de spleen de contemplation; une énergie aérienne qui me plaît. J’ai le sentiment que je ne joue pas, que je ne suis pas en représentation, que je me consacre simplement à la parole, dans une forme de détente, pour favoriser une conversation intime avec le spectateur.»
Jazz et opium
C’est le récit d’une douleur amoureuse, certes, mais c’est surtout celui d’un éveil de l’esprit. Depuis des semaines, Marc Labrèche réécoute la musique de Miles Davis, notamment celle de son époque la plus libre et la plus anticonformiste, pour se plonger dans cet état particulier. «Dans le cas de Miles, l’opium a mené à une forme de perte, il est allé trop loin. Mais ça a aussi laissé place à une très enviable liberté artistique dans son œuvre. On le voit dans le spectacle, dans une scène d’évocation d’un dialogue entre Robert et le réalisateur Louis Malle qui raconte que pour composer la musique du film Ascenseur pour l’échafaud, Miles Davis improvisait beaucoup parce qu’il était très sensible à son état présent, à son inconscient, aux parties de lui qui s’exprimaient sans trop de rationalité, de manière libre et ouverte.»
Or, peut-on vraiment atteindre cette liberté d’esprit dans un cadre théâtral aussi serré? Chez Robert Lepage, le jeu de l’acteur est désinvolte en apparence, mais l’interaction du comédien avec le dispositif scénographique demande une redoutable précision. Le spectacle s’écrit bien davantage avec le corps qu’avec le verbe. Surélevé, utilisé comme surface de projection, constamment déplacé et retourné, il est propulsé dans différents espaces-temps. «C’est très exigeant, dit le comédien, mais une fois que je suis bien entré dans la machine que j’ai faite mienne, je peux jouer avec elle. Et elle devient soudainement légère. Tout ce qui compte est alors le dialogue, la conversation de Robert avec lui-même et avec le public. Le spectacle repose quand même beaucoup sur des adresses très franches au public qui doivent être faites dans une grande sincérité, je pense.»
Malgré leur banalité dramaturgique, c’est aussi lors de ces moments d’aparté que se révèle l’humour lepagien typique: une irrésistible forme de distanciation ironique dont il a le secret. «J’adore le regard caustique que Robert porte sur le monde, s’emballe Marc Labrèche. Il a une capacité à souligner la légèreté des choses, même dans la plus grande détresse, même dans le désarroi. Les aiguilles, c’est l’histoire d’un profond trouble, d’une brisure amoureuse tout à fait vertigineuse, mais jamais Robert ne tombe dans le piège de l’épanchement. Il aborde la douleur dans une sorte de joie, de plaisir à connaître l’humain.»
Pour les jeunes spectateurs qui n’ont pas connu la glorieuse période des années 1980 et 1990 dans la carrière de Lepage, c’est une occasion formidable de renouer avec les origines de son œuvre: un théâtre d’images qui ne chasse pas complètement le verbe, dans un rapport très décomplexé, mais jamais asservi avec la technologie. Lepage y était encore très proche des origines artisanales de son théâtre et au sommet de l’inventivité scénique qui caractérise encore son œuvre, même si le mode de fonctionnement quasi industriel de sa compagnie le camoufle parfois.
Du 6 au 31 mai au TNM
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