Kurios, du Cirque du Soleil : L’homme, ce savant fou
La 35e création du Cirque du Soleil campe ses acrobaties et ses numéros aériens vertigineux dans un univers d’étranges machines et évocations aquatiques. Explorant l’obsession de l’humain pour le progrès technique et le dépassement de soi, Kurios éblouit par ses prouesses mais étourdit un peu par son amas de références et son ambiance artificiellement survitaminée.
Au Cirque du Soleil, on ne fait pas dans l’économie de moyens ni dans l’épure scénique. Cette mise en scène foisonnante de Michel Laprise ne déroge pas à la règle: c’est une orgie de couleurs, de prouesses, de musique live, d’accessoires et de décors constamment remodelés, apparaissant et disparaissant dans des mouvements fluides, par le plafond comme par l’arrière-scène. C’est techniquement irréprochable mais c’est souvent étourdissant.
Kurios se déroule dans ce que l’on imagine être le laboratoire d’un savant fou à la fin du 19e siècle, alors que s’inventent l’ampoule électrique, le téléphone, le chemin de fer, le cinématographe et les premiers avions. Le spectacle, en faisant apparaître toutes sortes de machines mécanisées, montre l’obsession de l’humain pour le progrès et célèbre son utopisme, son désir de dominer les éléments naturels. Magiciens, télékinésistes, hommes-cosmos et hommes-accordéon se succèdent en scène pour accomplir des missions démesurées contre la nature: le spectacle est tissé d’une certaine tension entre l’homme et son environnement, mettant en scène des vents puissants, des univers aquatiques et des figures animales capables de prouesses étonnantes, que l’homme cherche à dominer en recourant à de multiples inventions.
Il y a ce désir de survoler les cieux, évoqué clairement dans un numéro de rola-bola sur une plate-forme-hélicoptère, mais évidemment palpable dans la plupart des numéros aériens, notamment celui des siamois soudainement séparés par les sangles aériennes ou celui mettant en scène un couple sorti d’une boîte à musique pour faire un impressionnant numéro de main-à-main sur un dispositif placé en hauteur. Par contraste, une naine sortira du gros ventre d’un homme-cosmos: ce sont les personnages terrestres mais enchanteurs qui évoquent un imaginaire hors-norme.
Plus le spectacle avancera, plus il se déplacera du côté de l’océan et de ses mouvements fluides: c’est l’utopie de l’apesanteur et de la liberté infinie du mouvement, représentée par des contorsionnistes déguisées en anguille ou par des acrobates aux costumes d’espadon sautant sur un filet grand rebond.
L’univers devient moins cohérent à partir de ce moment, peut-être en partie parce que ces costumes moulants, au look ridiculement kitsch, font trop contraste avec le cabinet rempli d’automates et de gramophones scintillants qui avait charmé l’œil en début de spectacle. Quand s’y ajoutent aussi des mimes en costume rayé, façon Marcel Marceau, et que commence un numéro de théâtre de mains projeté sur la surface d’une montgolfière, on se dit que la coupe est pleine que le Cirque en fait des tonnes pour rien. Un galimatias de plus en plus improbable, de plus en plus kitsch et de plus en plus rose bonbon, où Oskar Schlemmer rencontre Salvador Dali et Lewis Carroll (dans sa version Walt Disney), sur fond de musique orientalisante. Ça fait beaucoup d’esbroufe à la fois, et ce n’est pas toujours heureux.
Ceci dit, toute la première partie du spectacle explore avec beaucoup d’à-propos l’idée de l’élévation humaine à travers des corps géométriques qui ressemblent aux personnages du Ballet Triadique de Schlemmer. Le spectacle poursuit ainsi l’utopie d’un corps géométrique, qui masque les imperfections humaines en empruntant des formes spiralées ou celles de l’accordéon, tout en faisant du corps humain un canal de communication avec l’invisible. La femme-spirale, qui jouera du Théramène à un certain moment, représente ainsi notre obsession des télécommunications et la prolifération des ondes virtuelles autour de nous.
Voici d’ailleurs une reconstitution du Ballet Triadique, pour ceux d’entre vous qui n’y seraient pas familiers. Une affaire assez fascinante.
Évidemment, les performances circassiennes sont, comme d’habitude, de très haut niveau et inventives la plupart du temps. Le numéro de sangle aérienne évoqué plus haut (celui des frères siamois) comporte quelques impressionnants vols planés et quelques très vertigineux croisements et décroisements aériens des corps. On applaudit également très fort devant le numéro de la table inversée, dans lequel un équilibriste escalade des chaises empilées pour joindre, jusqu’au ciel, son double qui évolue dans un monde parallèle dans les hauteurs.
Empruntant également aux codes du cirque forain et du théâtre clownesque, Kurios est ponctué des performances d’un rigolo maître de piste incarné par David-Alexandre Després. Le grand public ne le connaît pas mais ce spectacle va le propulser haut dans les cœurs: Després est un prodigieux acteur physique, capable de toutes les métamorphoses avec une précision redoutable. S’illustrant d’abord dans un sympathique numéro de cirque invisible, il rendra la foule complètement hilare dans un numéro de séduction où il se prend d’abord pour un oiseau préhistorique avant de roucouler comme un chaton. L’illusion est parfaite. On savait déjà le talent de cet acteur pour le jeu physique et clownesque depuis Vroom!, son solo de marionnettes et théâtre d’objets (2008), mais aussi depuis sa prestation essoufflante dans L’Illusion, de Corneille, au Théâtre Denise-Pelletier (2011). Merci au Cirque du Soleil: plus personne ne va désormais ignorer ses habiletés hors-norme.