La francophonie en feu au Jamais Lu : Frantz Succab / Y'en a marre de ne pas s'appartenir
La francophonie en feu au Jamais Lu

La francophonie en feu au Jamais Lu : Frantz Succab / Y’en a marre de ne pas s’appartenir

Le Guadeloupéen Frantz Succab, journaliste militant et auteur de théâtre, a construit une œuvre intimiste qui raconte la culture créole en s’inquiétant de la continuelle dépossession de soi que vit son peuple. Discussion en marge du festival du Jamais Lu.

Comme tous les auteurs de la Soirée des manifestes qui a ouvert le Festival du Jamais Lu 2014, Frantz Succab passe toute la semaine à Montréal et a aussi participé samedi à une soirée feu de camp où il a raconté des histoires caribéennes avec ses comparses Bernard Lagier (Martinique) et Evelyne Trouillot (Haïti). Une rare occasion pour nous de découvrir la parole des auteurs caribéens, complètement négligés sur nos scènes malgré notre relative proximité géographique,

Succab a été journaliste à temps perdu pendant toute sa vie, se consacrant surtout à un journalisme militant, dans des revues politiques. Son écriture, satirique et pamphlétaire dans le magazine Mot Phrasé, est devenue intimiste et identitaire lorsqu’il s’est mis à écrire pour le théâtre sur le tard, la cinquantaine passée. Écrire sur la vie en Guadeloupe et inventer des personnages bien de chez lui est à ses yeux une nécessité. «Chez nous, dit-il, les programmes de télé sont les mêmes qu’en France, le cinéma est presque strictement européen et ça ne fait pas très longtemps qu’on peut voir des Noirs sur nos écrans. Le théâtre, pour moi, n’a pas le choix de parler de nous.»

Plus identitaires qu’indignées, ses pièces racontent un pays qui ne veut pas disparaître. Emblématique, sa première pièce Contes à mourir debout est l’histoire d’un vieux joueur de tambour qui sent sa mort approcher et qui, dans une longue parole intimiste, évoque le pays dans lequel il a vécu.

«Je suis préoccupé, dit-il, par notre aliénation identitaire, par le fait de ne pas s’appartenir. On vit dans un pays dans lequel on ne peut ni décider du présent ni de l’avenir. Dans les faits, la France fait encore chez nous ce qu’il est convenu d’appeler de l’assimilation. Or, la Guadeloupe a une histoire et une culture très différentes de la France. Évidemment, on n’est plus dans une situation d’esclavage, mais en quelque sorte dans une situation d’asservissement insidieux,  auquel la population arrive même à consentir. Le statu quo est accepté par la majorité, mais les problèmes identitaires perdurent.»

Son œuvre est à considérer comme un prolongement de l’état d’esprit des auteurs dramatiques des années 70 en Guadeloupe, qui ont cessé d’écrire en français pour faire entendre bruyamment un créole décomplexé. «Pendant toute une période, on ne voulait plus écrire de théâtre en français, c’était un phénomène d’affirmation artistique qui a duré jusqu’au milieu des années 1980. Ça correspondait aussi à un mouvement d’affirmation indépendantiste, qui a finalement eu un impact bien plus important dans la sphère culturelle que sur la scène politique. Ça a permis d’affirmer une identité distincte, tant en Guadeloupe qu’en Martinique. Quand on aura véritablement réussi à s’affirmer, on sera en mesure de mieux dialoguer avec la France, de manière libre.»

Il a le créole tatoué sur le cœur, mais il est tout de même francophone à sa manière. Frantz Succab profite du Festival du Jamais Lu pour réfléchir à son rapport torturé avec la francophonie. Cette langue qu’il parle au quotidien lui rappelle tout de même trop souvent sa propre aliénation. «En Guadeloupe, on revendique un français différent, un peu comme les Québécois. Mais notre situation est encore plus complexe parce qu’on est dans une situation de bilinguisme. Ça cause un grand inconfort. La francophonie, pour nous, c’est un peu l’emblème de l’imposition d’une langue et d’une culture dont on ne veut pas complètement. Pas du tout comme au Québec où, si je comprends bien, votre rapport à la francophonie en est un d’affirmation par rapport au gros voisin d’en face.»

«Il est bon d’être à Montréal pour cette raison, poursuit-il. Ça permet de relativiser.»