Vrais mondes : Emile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette fouillent dans les vies des autres
Attention: Anaïs Barbeau-Lavalette et Emile Proulx-Cloutier sont en train d’essayer d’inventer une nouvelle forme scénique qui puise dans le documentaire et dans le théâtre sans vraiment les marier de la manière habituelle. Leur spectacle Vrais mondes propose une collection de documentaires scéniques qui racontent doucement quelques vécus extraordinaires.
Anaïs Barbeau-Lavalette est documentariste. Des entrevues avec des personnes aux vécus variés, elle en a fait en quantité industrielle et elle maîtrise indéniablement le genre. Emile Proulx-Cloutier observe depuis longtemps sa copine travailler en se disant qu’il y a quelque chose de théâtral à faire à partir de son inspirant processus de création. Mais dans le théâtre documentaire classique, dans lequel des acteurs se substituent aux protagonistes pour raconter leurs histoires, il ne trouve pas la véracité qu’il poursuit. Dans les formes de théâtre documentaire qui mettent en scène les sujets en train de se raconter sur scène, il observe une fabrication excessive de spectaculaire qui ne peut qu’être factice. «Ce qui est vraiment beau dans le documentaire cinématographique, dit-il, c’est l’intimité entre le réalisateur et ses sujets, qui permet aux gens de se livrer, de se révéler et d’apparaître comme de grands narrateurs de leur propre histoire, mais en toute authenticité, en restant profondément eux-mêmes.»
Ce qui intéresse Proux-Cloutier et Barbeau-Lavalette, ce sont les histoires insoupçonnées de ceux qu’on appelle un peu complaisamment «monsieur et madame tout-le-monde». Ils cherchent des récits certes originaux, des parcours accidentés ou des histoires aux relents initiatiques. Mais comme le dit la cinéaste, «on a tous en nous un geyser de récits». «Certains des gens qu’on a rencontrés pour ce projet sont allés loin dans les confidences, racontant ce qu’ils ont vécu mais aussi ce qu’ils ont fait subir à d’autres. L’idée est d’explorer les narrations qui sont contenues dans les personnalités de ces gens. On a tous des vies porteuses de forts récits, mais ça ne se voit pas toujours au premier coup d’œil. On cherche à dévoiler les histoires enfouies chez tout ce beau monde. Ils sont tous passionnants; honnêtement on aurait pu faire un long métrage avec chacun d’eux.»
Il n’y aura pourtant pas de film, et pas de théâtre au sens propre du terme. À la recherche de bonnes histoires, Anaïs a collectionné les conversations dans son enregistreuse. Ces documents audio, réduits à 8 minutes, deviennent le matériau de base du spectacle, auquel se grefferont des images scéniques diverses, en présence de la personne dont on entend la voix, en train d’exécuter une action minimale.
«C’était important pour nous, dit-elle, que la personne dont on écoute le récit soit présente sur scène, mais qu’elle ne soit pas dans l’effort du récit, c’est-à-dire pas dans la représentation. On préserve ainsi l’intimité de la rencontre privée, même s’il y a spectacle et même s’il y a mise en scène. Une fois la dimension performative enlevée, y’a un autre rapport qui s’installe entre cette personne et la scène.»
«En cours de travail, poursuit Emile Proulx-Cloutier, des parallèles se sont dessinés, des liens thématiques, des ponts et des échos ont émergé. Je pense que tout ça va constituer un vrai plaisir intellectuel pour le spectateur. Dans chacun des récits, on rebondit de l’intime jusqu’au collectif, voire au social voire au planétaire, mais jamais ces gens-là tombent dans une posture éditorialiste ou se mettent dans une position de surplomb par rapport à eux-mêmes. On n’a tiré personne de force dans un sujet social, on ne voulait pas être sentencieux ni moralisateurs, mais comme dans la poésie de Miron, ils sont tout à la fois dans tous les sujets. Vous savez, comme dans ces poèmes dans lesquels Miron arrive à tenir en seulement 8 vers un discours sur le territoire, sur la nation et sur le corps d’une femme…»
Sorte de chantier de la narrativité humaine, le spectacle invite aussi à constater la diversité des tons et des manières de raconter: une aventure fascinante aux yeux du couple de documentaristes nouveau genre. «Ce ne sont pas des gens de lettre, explique Anaïs Barbeau-Lavalette, mais ils ont souvent des formulations extraordinaires, et c’est fascinant parce que ça nous met en contact avec la narrativé du quotidien, avec les mécanismes de narration qui sont intrinsèques chez l’humain, qui en disent beaucoup sur lui, sur sa personnalité, sur son rapport au monde et aux autres. Le storytelling fait partie de nos manières de communiquer mais se déploie dans une infinité de variantes.»
Une expérience qui ressemble un peu au projet radio La fois où et à d’autres initiatives du même genre dans les médias et au sein de différents laboratoires de recherche (comme le MIT et son Center for future storytelling). Le travail de Proulx-Cloutier et Barbeau-Lavalette s’inscrit à tout le moins dans le regain actuel d’intérêt pour les récits d’histoires vraies, lesquels montrent à quel point notre cerveau est formaté pour se raconter des histoires. À ce sujet nous vous recommandons d’ailleurs la lecture de l’essai de Jonathan Gottschall, The storytelling animal.