Molly Bloom : Chaude comme la braise
Scène

Molly Bloom : Chaude comme la braise

Pour clore une saison toute centrée sur la féminité, l’Espace GO n’aurait pu trouver meilleur hommage à la femme que Molly Bloom, la mise en scène du dernier chapitre d’Ulysse de James Joyce par une Brigitte Haentjens fort inspirée.

Des personnages féminins comme Molly Bloom, on en croise peu dans la littérature. Du moins très peu dans la littérature de l’époque où Joyce écrivait son exigeant pavé (en 1922). À voir la comédienne Anne-Marie Cadieux porter une parole si libre et si épanouie, on peine à croire que le personnage appartient à cette époque où la femme était encore trop souvent confinée à la retenue et aux rôles de second plan. Certes, elle fait un peu penser à la Marquise de Merteuil, à cause de sa facilité à jouir des plaisirs de la chair tout en dupant le monde extérieur à qui elle offre d’elle-même une image bien plus lisse. Mais Merteuil finira par en souffrir: tout le contraire de Molly Bloom qui s’amuse des convenances et se moque de ses semblables avec panache. Les personnages contemporains, comme celui qu’interprétait Anne-Marie Cadieux dans un précédent spectacle de Brigitte Haentjens (Douleur exquise, d’après le travail de Sophie Calle), n’arrivent pas non plus à vivre leur féminité avec autant de légèreté, malgré une société en apparence plus permissive.

En partie à cause de la traduction très musicale de Jean-Marc Dalpé, qui flirte avec plusieurs niveaux de langue, mais davantage à cause du vif plaisir avec lequel Haentjens et Cadieux ont voulu apprivoiser ce long soliloque, le personnage apparaît ici parfaitement débonnaire, dominé par un état d’esprit libre et espiègle. Le ton est la plupart du temps moqueur, lorsqu’il n’est pas carrément concupiscent. La direction d’acteur de Brigitte Haentjens entraîne la comédienne dans vif dialogue avec soi-même, empruntant les mécanismes de la dialectique dans un souffle indocile et malicieux. De temps en temps, elle joue des rôles, s’amuse à faire des voix, de manière taquine, sans jamais se prendre au sérieux, pour le plaisir et avec frivolité. Elle n’en est pas moins corrosive, à certains égards.

Mais surtout, Molly raconte les plaisirs de la chair. Elle use de mots crus quand cela est nécessaire (merci à la traduction de Jean-Marc Dalpé) mais aussi de mots joueurs et de mots lascifs, qui parcourent l’échine comme un délicieux frisson. Tantôt elle évoque la «grosse queue raide et rouge» de son amant, tantôt elle fantasme sur la «jeune queue d’un poète». Il n’y a jamais, dans son discours, de retenue ou de demi-mots au sujet de la génitalité, mais la force de ses récits lui permet d’éviter toute vulgarité. Dans une langue vive, gourmande et éruptive, avec des yeux ronds et gourmands, elle se présente comme une conteuse hors-pair, qui éprouve visiblement un énorme plaisir à se remémorer l’amour et le désir d’antan. Par moments, la voix va se percher haut dans les aigus, lui donnant un air ingénu qui contraste avec la lubricité de son discours. L’effet est saisissant. À travers tout cela, c’est l’image d’une femme entière et totalement libre qui s’impose.

Non seulement Molly Bloom est libérée des convenances de sa société, mais elle se moque aussi de la politique et de la guerre. Ce qui ne fait pas d’elle une insouciante: tout dans son discours suinte l’intelligence et la compréhension du monde. Mais l’indépendance d’esprit et la recherche de liberté la dominent davantage que son acuité sociale, ce qui la rend franchement enviable. Elle fait exception à sa règle quand elle parle de religion, exprimant un athéisme féroce et visiblement documenté, qui ne manquera pas d’alimenter quelques discussions à la sortie du spectacle.

C’est une parole qui virevolte, tissée de pensées qui se chahutent sans relâche et de bifurcations d’une idée à l’autre ou de phrases en suspens. Ce rythme fou, qui reproduit dans une certaine exaltation le fonctionnement de la pensée et de la mémoire, trouve dans la voix d’Anne-Marie Cadieux un juste écrin. La partition a été travaillée comme un morceau musical de haut vol et la comédienne en restitue le mouvement syncopé avec un naturel étonnant. S’y greffe un certain travail gestuel, basé sur la répétition de gestes simples, pour évoquer, peut-être, la cadence des ébats. Une idée intelligente, éloquente. Parfois le corps adopte des poses suggestives, jambes offertes à tous vents ou mains se baladant sur la robe rose, pour faire monter un peu le désir.

Dans le chaleureux décor d’Annick La Bissonnière, dont la pièce maîtresse est une superbe structure de bois évoquant les courbes du corps féminin, la comédienne évolue sous une lumière rouge passion ou jaune soleil. On passe ainsi d’une ambiance intime et sensuelle jusqu’à une atmosphère de plage dorée, celle de Gibraltar où Molly Bloom a vécu ses premiers émois. Les marins et l’infinité de l’océan nourrissent l’imaginaire de Molly et trouvent d’abord un écho dans cette scénographie construite sur un lit de sable fin, puis dans les images macroscopiques projetées sur le mur du fond sans qu’on puisse vraiment en distinguer les contours. Il y a là un mystère dont le charme est indéniable.

Du 29 au 31 mars 2016 au Théâtre La Bordée (Québec)