La mouette revue par Bobo Jelčić : Tchekhov bousculé par les Croates au Kunstenfestivaldesarts
La relecture de La mouette par le croate Bobo Jelčić, sous le titre Galeb, est l’un des musts du Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, où VOIR est allé faire un tour cette semaine. Regard sur un théâtre physique et décalé, très drôle, porté par des acteurs hors catégorie.
En Amérique, les occasions de voir du théâtre croate sont pour ainsi dire inexistantes. C’est l’une des bonnes raisons de venir à Bruxelles au Kunstenfestivaldesarts: l’événement constitue souvent une occasion de faire se croiser les esthétiques de l’Europe du Nord avec celles de l’Europe de l’est et de l’Europe occidentale, dans un parcours hautement stimulant qui n’a son équivalent nulle part ailleurs. Bobo Jelčić, vedette du théâtre croate, est un habitué du Kunsten. Je n’avais pour ma part jamais vu son théâtre conçu à partir de situations quotidiennes, duquel émane un fort sentiment de réalité autant que de délirants décalages. Toute une expérience. Avec le spectacle du Brésilien Enrique Diaz vu au FTA en 2008 (Seagull-Play), Galeb est l’une des plus intéressantes relectures de La mouette qu’il m’ait été donné de voir.
Oubliez le texte de Tchekhov: il ne sera jamais prononcé sur cette scène. Mais Jelčić en conserve plus ou moins la structure, alignant les scènes clé de la pièce en les jouant dans une langue plus quotidienne, à quelques égards plus tranchantes, pour exposer les relations brutales et usées qui unissent ces personnages qui s’emmerdent à la campagne. Les comédiens du Zagreb Youth Theatre oscillent entre un jeu contemplatif – pour exprimer la lassitude, l’épuisement et l’ennui – et un jeu incisif et physiquement tranchant, quand l’ennui et la trop grande proximité des personnages mutent en névroses et en pétages de plomb. La pièce est ainsi, de manière viscérale, ancrée dans les grands paradoxes théckhoviens, entre l’inertie et l’action, l’amour et la solitude, le désir de partir ou de rester. Konstantin y est totalement lunaire, Macha y est follement brutale. Et ainsi de suite.
Mais comme La mouette est une grande pièce sur le pouvoir ou l’inutilité de l’art, à travers les figures de Konstantin, Nina, Arkadina et Trigorine, le spectacle croate situe ses personnages dans un théâtre décrépit, interrompant l’action par de bruyantes traversées du plateau par des techniciens venus manipuler les fils pendouillants et les projecteurs rouillés. Quand la pièce de Konstantin aura finalement lieu, elle sera incomprise par sa famille dont les pas tentent de suivre l’action: il ne semble pas y avoir de cadre de scène et Arkadina change constamment de place, ne comprenant pas quel rôle de spectatrice on lui demande soudainement de jouer. Bobo Jelcic se moque ainsi gentiment d’un certain théâtre contemporain qui déjoue le rôle du spectateur, de manière trop souvent artificielle, en brisant superficiellement le quatrième mur.
Mais il détourne aussi le réalisme, en commandant à ses acteurs un jeu physiquement chargé, électrisé, brusque. Il instaure aussi des moments suspendus, dans lesquels le temps s’étire. Il puise aussi dans le burlesque et le vaudeville, orchestrant de nombreuses entrées et sorties, y compris par des portes qui ne s’ouvrent pas et contre lesquelles les corps s’affaissent. Le tout dans un décor décharné, pauvre, presque vide, au centre duquel trônent de vieux fauteuils éventrés. Quel théâtre correspond à notre époque?, semble-t-il demander. Comment cette vieille forme peut-elle encore s’adresser à ses contemporains? Pourquoi représenter les tourments amoureux dans un monde décharné où même l’amour est observé avec lassitude et cynisme?
Une pièce toujours surprenante, qui ne va jamais où on l’attend, déclenchant rires et malaises. Retenez ce nom.