FTA / Milo Rau : Hate Radio, ou la fabrique de la haine
Troublante reconstitution d’une émission-type de la radio génocidaire des Mille Collines au Rwanda, Hate Radio questionne les mécanismes de la fabrication d’un discours haineux. Discussion avec le metteur en scène suisse Milo Rau, basé à Berlin.
«Vous tous qui nous écoutez, levez-vous pour qu’on se batte tous ensemble pour le Rwanda. Il faut finir les Tutsi, les exterminer, les jeter hors du pays. Qu’il n’y ait aucun refuge pour eux, nulle part.»
C’est ce qu’on pouvait entendre, notamment, sur les ondes de la Radio-Télévision Libre des Mille Collines en 1994, entre deux chansons festives et un bulletin météo. Après avoir écouté des heures d’archives sonores et s’être étonné du ton vitaminé avec lequel les animateurs de la RTLM invitaient leurs auditeurs à des actes sanguinaires, Milo Rau a décortiqué le tout pour y découvrir des parallèles avec le discours populiste d’une certaine droite actuelle, dont la voix est devenue incontournable en Occident.
Adepte d’un théâtre hyperréaliste aux relents documentaires, il a notamment écrit une thèse sur l’esthétique de la reconstitution (ou du reenactement, comme il le dit) et son spectacle Hate Radio reproduit à l’identique le studio de radio d’où étaient lancés les appels au meurtre. En français et en kinyarwanda résonnent sur scène, vingt ans plus tard, les mots fatidiques qui ont plongé le Rwanda dans la terreur.
Nous lui avons posé quelques questions.
VOIR: Vous avez fait des études en sociologie, vous êtes prof de cinéma, vous vous intéressez visiblement à l’histoire, aux agitations sociales, vous faites des recherches rigoureuses, ancrées autant dans un travail de terrain que dans un travail de documentation. Alors pourquoi le théâtre? Pourquoi pas une carrière universitaire, pourquoi pas du journalisme d’enquête? Qu’est-ce-qui, dans le travail esthétique du théâtre, vous correspond particulièrement?
MILO RAU: Le théâtre pour moi c’est un espace public très différent de l’espace médiatique, parce qu’il offre davantage de profondeur, et de l’Université, qui est un huis-clos. Au théâtre on a accès à une quantité de gens captifs, réceptifs, prêts à entendre une parole pendant 3 heures et à y réfléchir. C’est extrêmement précieux et de plus en plus rare dans notre société. Ceci dit, j’essaie de m’éloigner du théâtre de texte traditionnel, je ne suis pas non plus dans un théâtre qui carbure à l’émotion, je cherche à traduire dans le théâtre une atmosphère, une pensée émanant d’une longue recherche. Je fais un travail de chercheur, dans une certaine quête de vérité, par l’entremise de la scène et avec des moyens purement théâtraux.
VOIR: Ce que vous faites est proche du théâtre documentaire mais ce n’en est pas vraiment. C’est certainement une forme d’hyperréalisme. Vous êtes en quelque sorte à la recherche d’une forme d’objectivité. Pourquoi?
MILO RAU: Je n’utiliserais pas personnellement le mot objectivité, parce qu’il y a toujours une véritable fabrication de fiction dans mon travail, mais je suis à la recherche d’une certaine vérité, la vérité de la mémoire humaine, par opposition à la vérité scientifique. Par exemple, je n’ai pas cherché à reconstituer la Radio-Télé des Milles Collines exactement comme on peut l’entendre sur les bandes sonores qui ont été archivées. J’ai modernisé le ton, actualisé tout ça pour que ça soit éloquent pour des oreilles d’aujourd’hui et surtout pour que cela évoque les mêmes sentiments que dans la mémoire des Rwandais qui l’ont écoutée en direct en 1994.
VOIR: Pour reconstituer une émission type de la RTLM, vous avez fait un imposant travail de recherche. Racontez-moi.
MILO RAU: Il a fallu écouter les archives sonores pendant de très nombreuses heures, évidemment. Mais j’ai aussi rencontré des survivants du génocide qui m’ont raconté leurs souvenirs de la radio, ainsi que des journalistes et des historiens. J’ai eu accès à deux animateurs vedette, Valerie Berimiki et Georges Ruggiu, qui purgeaient alors des peines de prison et qui sont représentés dans le spectacle. Je suis allé leur parler au pénitencier, ils ont bien voulu me donner leur version des faits. Cette démarche est racontée dans un documentaire réalisé par Lennart Laberenz.
VOIR: Qu’est ce que l’examen attentif des archives sonores nous raconte sur les mécanismes du discours, sur le langage, sur la fabrication d’une propagande haineuse?
MILO RAU: À la RTLM, la propagande se déroulait d’une façon, si je puis dire, innovante. Elle n’a pas emprunté le ton classique de la propagande nazie ou staliniste. Le choix des mots était sans équivoque, c’était par moments très explicite, mais c’était mélangé avec le rire, le ton joyeux, les blagues, la musique festive. C’était un racisme sympa, jeune, cool. Mais aussi, et c’est encore plus troublant, le discours se mariait naturellement à des déclarations d’indépendance ou de quête de démocratie. Le discours raciste était associé au discours démocratique. Pour moi, ce discours est typique de ce qui s’est passé un peu partout dans le monde après la chute du mur de Berlin. Il y a eu un drôle de mélange idéologique : une nouvelle droite populiste qui s’est en quelque sorte alliée aux idéaux démocratiques de la gauche et qui a modifié à son compte le sens des mots liberté et solidarité, les faisant notamment rimer avec extermination. Je vois beaucoup de parallèles avec l’Europe actuelle, où la parole de la majorité a de plus en plus un visage sombre et intolérant. Le génocide rwandais a été un génocide démocratique. L’Occident est en proie aux mêmes dangers alors qu’une parole populiste intolérante a de plus en plus droit de Cité.
VOIR: Vous vous intéressez aussi beaucoup à la figure de Georges Ruggiu, qui était un belge francophone blanc, un étranger qui est devenu plus Hutu que les Hutus et qui a joué un rôle déterminant dans ce conflit ethnique avec lequel il n’avait rien à voir. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette situation, que d’ailleurs vous continuez à explorer dans votre nouveau spectacle (The civil wars, présenté récemment en première mondiale à Bruxelles)?
MILO RAU: Hate Radio, au départ, ce devait être uniquement une pièce sur Georges Ruggiu. La question, en effet, me trouble. Pourquoi un jeune Blanc quitte son pays pour s’enrôler dans une guerre civile qui n’est pas la sienne, pour porter un drapeau qui n’est pas le sien et même pour tuer des gens qui ne sont pas ses propres ennemis? Il y a beaucoup de pistes de réponses, et elles sont passionnantes. Je pense que la génération actuelle d’Européens n’a plus de père, plus de valeurs, plus de repères, pas de futur. C’est encore pire pour les immigrants. Ruggiu, d’ailleurs, était un immigrant de deuxième génération (son père était Italien), et son identité était troublée, incertaine. Je pense qu’il ne trouvait pas chez lui de modèle, de chemin à suivre, pas de sentiment d’appartenance à quelque chose de puissant et de plus grand que lui, et il est allé les chercher ailleurs. Il prend place dans un génocide totalement identitaire sans avoir l’identité de ceux qui tuent. Plus tard, il est devenu musulman, on pourrait encore une fois dire «plus musulman que les musulmans». Il cherchait sa propre identité dans les extrémités identitaires des autres. Il y a des parallèles à faire entre son comportement et celui de beaucoup de jeunes djihadistes d’origine étrangère, qui se battent actuellement en Syrie. Ils sont le point de départ de mon spectacle The civil wars.
Hate Radio est à l’affiche du Théâtre Prospéro les 29, 30 et 31 mai dans le cadre du Festival TransAmériques