FTA / Au sein des plus raides vertus : De l’impossibilité de briser les chaînes
Rarement la danse contemporaine affiche-t-elle un si bel équilibre entre virtuosité gestuelle et cohérence du propos. Avec quatre danseurs fulgurants, qui portent magnifiquement sa danse raffinée, complexe et pourtant instinctive, Catherine Gaudet livre avec Au sein des plus raides vertus une œuvre passionnante de sensorialité et d’intelligence, qui explore le retour des pulsions refoulées.
Je n’ai pas beaucoup suivi le travail de Catherine Gaudet au préalable, mea culpa. Mais j’ai tout de même le sentiment (vraiment un instinct) que cette pièce présentée en première mondiale au FTA sera marquante dans son parcours. Parce qu’elle est complète, complexe, et qu’elle allie danse et théâtralité dans une épatante limpidité. Le propos, à priori simple, est décortiqué de toutes les manières possibles par des corps à fleur de peau, perméables à tous stimuli, et par des voix qui s’emmêlent pour tenter de dompter les pulsions, avant de s’y abandonner. L’aventure est aussi intellectuellement que sensoriellement stimulante: dans son exploration des tensions qui percutent l’homme dans ses rapports humains, entre pulsions animales et respect des convenances sociales, Gaudet mise toujours juste.
Les danseurs Francis Ducharme, Dany Desjardins, Caroline Gravel et Annik Hamel forment un quatuor dont les positions évoquent tantôt des amants sexuellement affamés, tantôt une petite communauté aux liens plus ou moins définis, tantôt une famille nucléaire plus ou moins fonctionnelle. Devant l’autre, dans toutes ces situations, l’humain obéit à des règles sociales et morales que le corps et les forces obscures qui le dominent ne cherchent qu’à contourner et à saccager. Voilà l’essentiel du propos de cette pièce: un ballet propulsant l’homme entre ses pulsions dévorantes et sa retenue sociale. Rien d’original, mais tout est dans la manière.
Comme hypnotisés, dans les limbes, ils évoluent dans un lumineux petit espace (belle scénographie de Max-Otto Fauteux) en quête d’une lumière, à la recherche d’un feu qui ne cherche qu’à s’exprimer. Au sein des plus raides vertus est un travail complexe d’états de corps, d’atmosphère corporelle. Les corps se libérent progressivement d’un certain nombre de chaînes, et s’abandonnent, d’abord sans excès puis de manière plus affirmée, à des pulsions de vie, mais s’abandonnent aussi les uns contre les autres, se laissant parfois manipuler comme des pantins. La pièce s’articule selon des passages furtifs du frénétique au contemplatif, de la lenteur à la précipitation, puis à la fusion avec le corps de l’autre. L’ambiance est tour à tour agitée, puis les corps se suspendent, dans un mouvement aérien, de nature onirique et hypnotique, ou de l’ordre de la transe, de l’hyperconscience de soi. Hyperperméables, les corps y explorent diverses sensations et testent les limites de ce qu’ils sont capables de ressentir. Souvent proches des sensations enfantines, dans une candeur inquiétante, les danseurs semblent souvent découvrir, pour la toute première fois, leur potentiel de réceptivité corporelle. Ils seront ainsi plongés graduellement dans une animalité extrême, ou dans un érotisme débordant, lesquels sont toujours mis en contraste avec des mouvements de retenue, ceux qu’imposent la vie en civilisation et la timidité naturelle qui en émane.
Qu’ils grattent impulsivement le corps de l’autre ou qu’ils le caressent, avant de s’en déprendre brutalement, on les sent clairement en train de se départir du poids d’une tradition, d’un héritage, d’un modèle d’interaction. Ils ne pourront qu’y revenir constamment, dans des mouvements d’allers-retours qui sont toujours très sensuels. Lorsqu’ils flattent l’autre comme on flatterait un petit chien, la pièce explore les rapports de domesticité entre humains, en s’appuyant sur le rapport avec l’animal de compagnie, d’abord, puis en plongeant dans une animalité plus profonde, avec postures imitant le primate et grognements suggestifs. L’animalisation des corps va de pair avec une marionnettisation et une désarticulation, auxquelles s’ajouteront progressivement les voix, plongées dans de perpétuels questionnements et dans une incessante confusion.
Il y a des moments poseurs, où les corps prennent des positions stéréotypées de séduction. De plus en plus conscients de la nécessité de jouer des rôles en société, les danseurs sont de plus en plus dans l’autoreprésentation – non sans ironie – l’humour de Gaudet est fort palpable dans ces segments questionnant les codes de la mise en scène de soi. Mais, élément de surprise: il y a parfois inversion des stéréotypes de genre dans ces segments. La pulsion sexuelle ou le désir de plaire ne correspondent pas toujours aux codes de l’hétéronormativité et des genres traditionnels.
Évoluant vers des représentations de la cellule familiale, dans laquelle la violence du père est rapidement détournée par des surgissements d’érotisme et d’animalité, la pièce est aussi parcourue de mains baladeuses, dans des mouvements qui ont quelque chose d’orgiaque, en un mélange de lubricité et de transe.
La musique, magnifique, évoque parfois l’arrière-plan catholique (ou judéo-chrétien) dans lequel ces manifestations libidineuses se déploient et se restreignent, tout en flirtant avec la comptine pour enfants et la lascivité de musiques techno-ambiantes. À travers elle se sédimentent plusieurs couches de sens.
Un travail très soigné, captivant, stimulant.