FTA / Todo el cielo sobre la tierra : La bombe a frappé
Voilà. La bombe Angelica Liddell a frappé sur Montréal. Todo el cielo sobre la tierra, une œuvre bâtarde, en trois parties s’articulant parfois laborieusement mais s’achevant dans un paroxysme défoulatoire, ne laissera personne indemne.
C’est la première visite de la Madrilène Angelica Liddell en Amérique du Nord. Armée d’une colère furieuse contre une «humanité qui la dégoûte», l’actrice chérie du Festival d’Avignon (où elle a été révélée à toute l’Europe) utilise la scène comme lieu cathartique où déverser un fiel inépuisable et où arrimer sa rage avec quelques territoires symboliques. La solitude toute féminine de Wendy (protagoniste du conte Peter Pan), la jeunesse perdue des sacrifiés d’Utoya (où Anders Breivik a fait feu) et le possible réconfort d’une valse chinoise, avec tout le kitsch que cela comporte, se croisent dans son imaginaire enfiévré et se combinent pour évoquer ce qui finira par être hurlé dans le troublant monologue final: il fait mal de vieillir, l’amour ne peut que disparaître, les mères sont à la source de tous les maux de l’humanité.
Liddell, dont la vie a été marquée par la haine de sa propre mère, rejette la famille et le concept même de communauté, qui serait un leurre et la source de toute la douleur du monde. Ce qu’il y a de meilleur dans un groupe est toujours anéanti par l’arrogance du sentiment d’appartenance, faisant de chaque membre du groupe un monstre vil et sale. Je paraphrase. Mais elle n’y va jamais de main morte. Alors que je l’interviewais devant public au quartier général du festival ce dimanche, elle a dit «faire du théâtre pour ne pas devenir une tueuse en série». Elle a le sens de la formule. Et ce spectacle colérique, à la fois foisonnant et exagérément long, lent et répétitif par moments, est à l’image de sa personnalité (ou de ce qu’elle veut bien en montrer) : pétri de colère et de phrases choc, mais érudit à sa manière, parsemé de références littéraires et d’images christiques. Elle ne cherche pas à plaire mais à canaliser une colère vive et à expliquer le monde par des allers-retours hachurés et désordonnés entre l’intime et le social.
C’est un spectacle en trois temps, dont les morceaux ne semblent pas toujours s’accorder, et autour duquel les spectateurs en quête de perfection formelle vont se briser les dents. Liddell se soucie peu de construire une progression dramatique en tous points cohérente: elle bricole un spectacle avec des éléments qui lui paraissent éloquents pour évoquer un monde désespéré. Ceux qui la suivent jusqu’à la fin de son long spectacle vont certainement réussir à reconstituer le fil de sa pensée, notamment sur le thème de la douloureuse perte de la jeunesse, et vont trouver matière à de fertiles réflexions. D’autant qu’ils auront été happés par sa prise de parole enflammée (c’est une bête de scène absolument unique en son genre).
Il y d’abord le conte sombre où Angelica-Wendy s’agite près d’un amas de terre, où l’on imagine errer les fantômes de la jeunesse norvégienne abattue par Anders Breivik. Dans la semi-pénombre, dans ce décor glauque, la comédienne part à la recherche d’elle-même. «Où est Wendy? Je suis Wendy». Elle a perdu son Peter Pan, et à travers cette perte se conjugue la douleur de voir anéantie la jeunesse d’Utoya, dans des jeux de correspondances qui, il faut le dire, ne sont pas toujours de la plus grande clarté. En subsisteront dans nos esprits quelques images fortes, mais surtout une vaste énigme.
Débarquent en scène les valseurs que Liddell, passionnée par la Chine, a rencontré dans la rue à Shanghaï et qui, visiblement, sont parvenus à mettre un baume sur sa douleur. Bon enfant, la séquence où elle danse avec eux en toute convivialité agit comme une guérison, une possibilité d’espoir. Car Liddell, malgré sa haine, est visiblement capable de compassion.
Ça ne durera pas.
La dernière partie du spectacle, portée par la performeuse dans son indescriptible énergie punk-trash, recolle tous les morceaux dans une prise de parole sans compromis. La maternité en prend pour son rhume.
«Les mères. Une fois qu’elles ont enfanté, elles sont mères à toute heure, avec n’importe qui et n’importe où. Je me méfie des gens qui prétendent travailler par amour et non pour l’argent. Je me méfie. Les gens qui ont des enfants ne sont généralement pas des gens bien. Ils mentent davantage.Leur principe, c’est le troupeau. Les mères sont capables de défendre des violeurs et des assassins. Elles sont entraînées à la défense du troupeau, du groupe.»
On pourra dire que Liddell se complaît dans son personnage de fillette agacée par sa mère, d’adolescente colérique incapable de compromis et de nuances. Mais nombreux sont ceux qui se reconnaîtront dans sa colère et dans sa capacité à dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Elle parle à partir de l’écorchure vive qui la meut, à partir d’un endroit pulsionnel et viscéral que seul le théâtre peut donner à voir de cette manière si foudroyante. Son regard sur les vicissitudes de la vie en communauté, s’il n’est pas débattu avec suffisamment de nuances, sonne plutôt juste.
Je suis d’avis qu’on a besoin d’artistes de cette trempe, malgré le désordre que constitue ce spectacle tout à fait inclassable et pas toujours digeste.
Liddell, c’est un peu beaucoup Antigone.
C’est aussi un peu Jésus qui aurait enfin le courage de se révolter.
Todo el cielo sobre la tierra
Encore une représentation ce soir, 28 mai, au Monument National
*Notez que cette critique a été rédigée à partir d’une représentation vue au Festival d’Avignon en juillet 2013
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