Antigone Sr. / 20 looks or Paris is burning at the Judson Church (L) : Un coup d’état chorégraphique
De retour au FTA où il avait présenté (M)imosa en 2012, le chorégraphe-performeur new yorkais Trajal Harrel poursuit son opération de subversion des genres sexuels et chorégraphiques dans Antigone Sr. Une œuvre foisonnante, étourdissante et parfois, éreintante, qui divise le public et suscite le débat.
Formé à la danse postmoderne développée par les membres de la Judson Church, à Greenwich Village, dans les années 1960, Trajal Harrel en a toujours questionné les fondements esthétiques et politiques. Pour ce faire, il a très vite opéré le croisement improbable de ce style de danse avec celui, très populaire, du voguing, né à la même époque dans les clubs homosexuels et transsexuels de Harlem, très marqué par l’univers de la mode et sujet du documentaire culte Paris is Burning. L’idée de développer une multiplicité de «looks» dans des œuvres en tailles allant de XS à XL exprime la nécessité d’ouvrir les arts à un public plus large, tant sur les scènes que dans les salles. Créé en 2012 et gratifié d’un prix Bessie, l’objet déjanté à l’affiche du festival part des mêmes prémisses que le corpus d’œuvres dont il fait partie. Et comme si ce mélange des genres ne suffisait pas, Harrel choisit ici de réinventer la tragédie grecque d’Antigone.
À l’instar des bals où les adeptes du voguing, regroupés en Maisons (House), se livrent à des battles endiablées – pour être celui ou celle qui ressemblera le plus à la vedette ou au personnage idéalisé qu’il ou elle incarne –, les quatre édifiants complices de Harrel usent d’une inventivité et d’une adresse sans bornes pour créer des costumes hallucinants à partir de trois fois rien et défiler dans des représentations de la Maison de Thèbes, du roi, du prince et de la mère. Comme dans les bals, le rythme de la représentation peut s’étirer dans des temps morts, la technique est parfois défaillante, le quatrième mur n’existe pas et on a accès à une partie des coulisses. Micro en main, Harrel joue très efficacement les divas/maîtresses de cérémonie. Il est aussi le narrateur qui situe l’action – prenant d’incroyables raccourcis et passant certains mythes au tordeur d’une perspective contemporaine hilarante – ou Antigone disputant son pouvoir au roi Créon dans une joute verbale autour d’un défilé.
Car, au fond, Antigone n’est qu’un prétexte pour remettre en cause le pouvoir des cultures dominantes, qu’il s’agisse par exemple de celui des Blancs sur les Noirs, des hommes sur les femmes, des institutions de la danse sur les arts de la rue et peut-être même, le poids démesuré de l’histoire et du passé sur le présent. Antiquité et ère contemporaine se télescopent et les genres se confondent dans la parole autant que dans le geste ou les chansons pop qui rythment toute la pièce. Mais si les folles et virtuoses performances de Rob Fordeyn, Thibault Lac, Stephen Thompson et Ondrej Vidlar convainquent que le genre est une construction, le questionnement sur le pouvoir citoyen des femmes (sous-tendu par le choix de la pièce Antigone, originellement incarnée par des hommes et par laquelle Sophocle aurait posé cette question) est noyé dans l’esthétique et les codes d’un univers où le quidam moyen peine à trouver des repères. D’où peut-être, les hémorragies successives dans le public au soir de la première et son évidente division entre délire et circonspection quand on l’invite à se lever pour mieux encourager les performeurs.
Folle, intelligente, drôle, inventive, obsessive – et trop longue –, Antigone Sr. met le spectateur au pied du mur de la transgression et du trouble dans le genre. Déjà récupérée par la pop et les cabarets parisiens, la contre-culture du voguing parviendra-t-elle à essaimer la scène chorégraphique contemporaine comme a réussi à le faire celle des danses urbaines? Ce pourrait être la source d’une nouvelle libération des corps et des esprits.
Du 2 au 4 juin 2014
À l’Usine C, dans le cadre du FTA