Les Voisins: parler pour ne rien dire
En dirigeant ses acteurs avec une grande précision, mettant l’accent sur le vide du langage davantage que sur la vacuité de la vie banlieusarde, Frédéric Blanchette met en lumière au Théâtre de Rougemont l’actualité d’une comédie québécoise culte: Les Voisins.
«C’est fini le passé.»
«Ta mère, c’est une femme, dans un sens.»
Ce ne sont que deux répliques-phare de cette pièce de Claude Meunier et Louis Saïa, dont on pourrait croire qu’elle s’est empoussiérée mais qui prouve son actualité chaque fois qu’elle est reprise. Ce fut le cas en 2001 chez Duceppe, là où la pièce avait été créée en 1980, et c’est encore le cas de cette production estivale de grande qualité au Théâtre de Rougemont, dans une mise en scène hyper-précise de Frédéric Blanchette.
Pléonasmes, antinomies, phrases tournant sur elle-même dans une spirale de vacuité, de laquelle émergent de nombreux double sens: c’est de sa forme que cette pièce tient son caractère universel et sa durabilité, mais aussi sa parenté avec Ionesco. Dans la rue triste, au supermarché, au centre commercial ou dans le salon où ils passent une soirée à badiner, les voisins n’ont rien à se dire mais ils comblent le vide par une parole imprécise et pétrie de malentendus, dans des phrases qui tournent sur elles-mêmes sans relâche.
En optant pour une mise en relief de ces dialogues hyper-construits, par un travail très serré de rythmique et d’écoute, Blanchette illumine ce texte à sa juste valeur et évite le piège de la caricature des personnages banlieusards (même s’il ne se prive pas de s’amuser un peu avec leurs typologies). Le niveau de jeu, plus exacerbé que dans le téléfilm des années 1980 mais jamais exagérément grotesque, permet un juste apprivoisement de la langue de Meunier et Saïa, qui n’a jamais été par la suite aussi précise que dans cette comédie pré-Petite Vie. L’univers de la populaire série télé des années 90 est clairement né des Voisins – ce à quoi Blanchette fait un clin d’œil en tapissant une partie de son décor des motifs de fruits et légumes vus dans la cuisine de Môman.
Il va sans dire que depuis la création de la pièce dans les années 1980, le vide communicationnel de nos sociétés consuméristes n’a pas cessé d’augmenter et de prendre de nouvelles tournures. Il aurait été facile de transposer la situation en y greffant des téléphones intelligents et autres tablettes électroniques – mais Blanchette fait le pari du vintage, ce qui permet une distance et pousse peut-être davantage à la réflexion. Ça invite du moins le spectateur à faire lui-même les parallèles (ils sont évidents). Sans compter qu’avec leurs perruques risibles et leurs vêtements défraîchis, les personnages sont encore plus drôles. Ce n’est pas négligeable dans une production estivale destinée à un public friand de rigolade et de légèreté.
La plupart des mises en scène antérieures mettaient l’accent sur la vie de banlieue – le vide d’une vie strictement consumériste, dans laquelle rien n’a de sens sinon cultiver son bien matériel et son environnement immédiat. Le spectacle de Rougemont ne néglige pas cette dimension mais n’en fait pas son centre d’attention. Tant mieux, parce que cette critique du consumérisme est devenue éculée au fil du temps. Il y a peut-être davantage d’urgence à questionner nos modes de communication, plus nombreux que jamais mais pas toujours plus efficients. Cette mise en scène, du moins, montre de manière éclatante le véritable vide des personnages, leur absence d’intérêt pour les autres, comme d’ailleurs la misogynie et l’ignorance dont ils font preuve sans même s’en apercevoir.
Du très bon boulot de la part des comédiens Claude Despins, Roger La Rue, Henri Chassé, Simon Lacroix, Isabelle Vincent, Sarah Laurendeau, Guillermina Kerwin et Kathleen Fortin.
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Au Théâtre de Rougemont jusqu’au 30 août