Le plus grand théâtre du monde : Instantanés du Festival d'Avignon 2014
Scène

Le plus grand théâtre du monde : Instantanés du Festival d’Avignon 2014

Alors que le Festival d’Avignon quitte les rivages des nouvelles écritures de la scène et se réfugie dans les nouvelles écritures du théâtre, nous faisons retours sur quelques pièces choisies.

À quoi ressemble la sélection avignonnaise en 2014? Qu’y programme-t-on? Programmer, c’est penser une grille, avec des exclus et des inclus. Cela suppose une sélection et une hiérarchie. Ici, Olivier Py, depuis longtemps poète, metteur en scène, réalisateur, comédien, aussi ancien directeur de l’Odéon, Théâtre de l’Europe à Paris et nouvellement directeur du Festival d’Avignon depuis septembre 2013, préfère les nouvelles écritures du théâtre, ainsi que le micro/territoire, la décentralisation des lieux à Avignon et surtout l’art de l’hétérogène, l’altérité. Une altérité totale, surprenante, affranchie de toute image imposée (mondialisée, bien inscrite?), souvent chahutée. La programmation du festival est très éclectique, cosmopolite, porte des images du monde très différentes, c’est l’art de l’hétérogène sans limites et de l’extrême attention portée au récit, au texte. Voilà qui a «mauvaise presse». Beaucoup (spectateurs et professionnels) sont décontenancés, divisés.

Contre toute attente, la nouvelle direction (qui renoue avec la tradition vilarienne, celle de l’artiste-directeur du Festival d’Avignon), l’édition 2014 a l’art et la manière de soulever de grandes questions esthétiques, philosophiques et politiques. Pourquoi sommes-nous étonnés de voir surgir un festival aussi différent par à rapport aux éditions précédentes? Avons-nous oublié ce que le théâtre peut avoir de textuel, de narratif? Quel est notre rapport, aujourd’hui, au récit, à ce qu’est la théâtralité? Le désordre peut-il être providentiel? Et surtout comment restituer le festival et la profondeur de ses territoires sur fond de nouvelle direction, de «cacophonie» ambiante, de crise sociétale et politique européenne et de colère/désarroi manifeste des intermittents (soutenus par les artistes belges fragilisés craignant l’effet papillon, notamment à travers le très beau texte lu par Fabrice Murgia à l’issue de la première de sa création Notre peur de n’être) face à une gauche française «qui fait dos à ses convictions»? Comment nous y efforcer? Dans ce contexte, quelles créations (vues) retenir?

Peut-être devons-nous faire confiance à nos émotions intimes, les plus grandes. Celles dont nous nous méfions souvent. Celles qui se gravent en nous et avec lesquelles nous vivons encore. D’inlassables traversées sombres, au long cours du monde, de l’intime, de l’histoire et du politique tissent le Festival d’Avignon 2014. Pour y chercher moins des réponses que de nouvelles distances pour «être» dans la volatilité du monde. Olivier Py, Emma Dante, Arkadi Zaides, Marco Layera et Ivo van Hove sont parmi ceux qui l’ont le mieux manifesté en proposant chacun une forme de construction du rapport au monde singulière, souvent par les moyens propres de la caméra.

 

Vitriolo, mise en scène Olivier Py / Crédit: Marilena Stafylidou
Vitriolo, mise en scène Olivier Py / Crédit: Marilena Stafylidou

 

Vitrioli

Texte de Yannis Mavritsakis / Mise en scène d’Olivier Py, Avignon, 2014

«Descends dans les entrailles de la terre en distillant, tu trouveras la pierre cachée.» Dans Vitrioli, le monde ressemble à un étrange abattoir délaissé, sur fond noir, tombal, teinté d’un malaise indicible. Aucune matière sensuelle et nul rayon de soleil ne viennent éclairer cet intérieur aussi froid que le stupre et l’argile/boue noire sous les pieds des acteurs. Il y a, dans Vitrioli, une sorte de jeu pur, détaché des contingences textuelles, où l’acteur exprime ses émotions dans un cadre évidé, presque abstrait. Il est à vif, il hurle, s’énerve, pressent.

La dimension «morbide», violente, peut-être même parfois rebutante, frappe immédiatement. Pas seulement à cause de la mort partout présente mais aussi parce que cet univers a quelque chose d’anonyme et de figé, pris dans le glacis de la jeunesse grecque et l’éclat de sa peau sous la lumière néon. C’est la vie souterraine qui se lève et menace et qui charrie avec elle tout ce qui remue, grouille. Le mal est absolu, il est hermaphrodite, il n’a pas de visage seulement des noms: crise, prostitution, inceste, torture physique, mentale, folie, etc. Les êtres sont comme des «cadavres  fraîchement sortis de la terre» qui font semblant d’être vivants. Il n’y a pas de traversée du miroir, la glaçante rêverie est pré-apocalyptique, sa beauté est venimeuse.

Curieusement et contrairement à la comédie Orlando ou l’impatience (texte manifeste, systémique aux allures de biographie diffractée de l’auteur) de et mis en scène aussi par Olivier Py, on a le sentiment d’une très grande jeunesse et liberté de mise en scène. «Vitrioli de Yannis Mavritsakis, est un récit très puissant mais le texte lui-même n’est pas très narratif, explique Olivier Py. Parfois, il y a des grandes listes, des digressions incroyables ou des scènes qui se mélangent. J’ai donc accentué cet effet poème parce que c’en est un. C’est un poème pour une génération perdue. Et puis, j’avais la chance d’avoir des acteurs qui étaient très loin du réalisme psychologique à la française. Et enfin, Pierre André a imaginé une scénographie qui ne permet pas d’être dans le théâtre bourgeois avec le dispositif bi-frontal et cette boue très dangereuse, très difficile, qui oblige un engagement du corps. Ça a produit ce diamant noir qui est Vitroli et qui est un théâtre de la catastrophe. Et qui m’a amené à un endroit de la mise en scène que je n’aurais jamais exploré à partir de mes propres textes qui ne sont pas aussi catastrophiques.»

 

Le Sorelle Macaluso, mise en scène d'Emma Dante / Crédit Christophe Raynaud de Lage
Le Sorelle Macaluso, mise en scène d’Emma Dante / Crédit Christophe Raynaud de Lage

 

Le Sorelle Macaluso

Texte / Mise en scène d’Emma Dante, Palerme, Naples, 2014

Emma Dante, artiste associée au Teatro Stabile de Naples, dans le cadre du projet Villes en scène, est la metteure en scène de la pure prose visuelle du théâtre social. Dans Le Sorelle Macaluso, elle entremêle avec une mélancolie poignante et un humour féroce les image/souvenirs, les transparences et tous les reflets. Le plateau nu est le lieu de l’épure et de la confrontation directe entre des blocs de présence (les acteurs sublimes de justesse) et le public. C’est un monde à double fond qui se transforme en collage élégiaque de récits. Les vivants rencontrent les morts dans la lumière trouée d’ombres. La famille n’y est jamais au repos. L’horizon est une sorte de butée, tragique. Les sœurs, éternelles jeunes filles imparfaites,  ne peuvent sortir des lieux qu’elles traversent, elles sont sans cesse obligées d’y revenir. La mort de leurs pères, sœurs, et fils, les appelle. Elles ne cessent de se souvenir d’eux. Ils ne cessent de revenir et paradoxalement, ils n’en finissent pas de les faire se sentir vivantes: plus conscientes, moins hébétées. Nous n’oublierons pas notre empathie pour le père qui nettoie la merde (sorte d’allégorie de la classe prolétaire misérable italienne), ni l’image extraordinaire du corps tendu vers le ciel de la sœur ainée qui se rêvait ballerine dans l’entre-deux lumineux du crépuscule. Car Emma Dante y met en lumière ce que c’est qu’être requis par un rêve et le courage qu’il faut pour s’y jeter. «Respire!»

 

Archive, de et avec Arkadi Zaides / Crédit Christophe Raynaud de Lage
Archive, de et avec Arkadi Zaides / Crédit Christophe Raynaud de Lage

 

Archive

Chorégraphie de Arkadi Zaides, Tel Aviv, 2014

Archive du chorégraphe/danseur israélien Arkadi Zaides révèle une forme immédiatement plastique, audio et visuelle, irriguée par les images des volontaires du B’Tselem Camera Project. L’organisation israélienne B’Tselem, fondée en 1989, met en exergue les différentes violations des droits des palestiniens par l’armée, les colons israéliens, le système judiciaire et le gouvernement. Archive se situe aux confins du documentaire et de la fiction, de l’intervention politique et de l’installation/arts visuels.

La caméra est à la place de tous les discours. Des listes d’un jour ruissellent sur les murs du Tinel de La Chartreuse: Burin, hommes qui parlent dans une attaque… Hebron deux colons adolescents s’entraînent à lancer des pierres… Jour de Poutim 1) Préparation de la parade 2) Les enfants ivres attaquent une maison par la suite, etc. Regarder le mur, c’est regarder le néant. En contre-champ se bousculent, dans le désordre, sur grand écran des images d’Israéliens filmées sur le vif (tremblantes, floues) par des volontaires palestiniens (on ne les voit jamais) en Cisjordanie. Les scènes quotidiennes (aux limites du dérisoire, insultes, jets de pierre… et pourtant d’une violence sourde, répétée) sont coupées dans leur élan par Arkadi Zaides, seul en scèn : arrêt sur image, accéléré, ralenti ou rebond en arrière. Il y a quelque chose d’acéré, de coupant dans le montage des séquences. Comment pouvons-nous vivre avec ces images?

Ici, elles sont rendues à une autre vie tendineuse, contractée et convulsive. Arkadi Zaides se tient debout devant l’écran, d’une disponibilité totale. Il partage l’immédiateté du geste, les regards suspendus et la langue des colons israéliens en les reprenant, les anticipant, les annonçant, les réajustant jusqu’à l’autodestruction rapide comme pour attester la violence répétée.  Nous regardons Arkadi Zaides, archive vivante, telle une assemblée de regardeurs, fragile. Il ne cesse d’interroger sa (notre) position de citoyen responsable par à rapport au conflit israélo-palestinien (à tous les conflits). Il nous donne à voir et à entendre autrement. Le son (dialogues en hébreu ou en arabe non traduits) est traité en direct à partir de sa propre voix et repris en boucles sonores/mix/échos. C’est le langage de la multitude. Les monceaux de pixels s’effondrent dans sa chair, chaque muscle s’active. Arkadi Zaides est en chacun de nous. Des récits sont dans le récit retrouvé. Grâce au dédoublement, les histoires des territoires occupés palestiniens multiplient leurs modes d’apparitions, se captent, se dérivent, s’infiltrent, s’enchevêtrent et provoquent des courts-circuits narratifs, entre l’éclat et la totalité.

Ici, Arkadi Zaides, tantôt observateur, médiateur ou filtre, nous fait le legs, celle de la mémoire, celle qui ne peut dormir, qui flotte encore dans les images brutes, aujourd’hui. Archive est l’exact point de rencontre de tous les chemins du temps. C’est le soleil noir. L’histoire tremble.

 

The fountainhead, d'après Ayn Rand, mise en scène Ivo Van Hove / Crédit Christophe Raynaud de Lage
The fountainhead, d’après Ayn Rand, mise en scène Ivo Van Hove / Crédit Christophe Raynaud de Lage

 

The Fountainhead

Texte d’après l’œuvre éponyme de Ayn Rand / Mise en scène de Ivo van Hove, Amsterdam, 2014

Après Tragédies Romaines en 2008, le metteur en scène Ivo van Hove, qui dirige le Toneelgroep à Amsterdam, revient au Festival d’Avignon avec The Fontainhead d’après le roman d’idées éponyme de Ayn Rand (1943), philosophe rationaliste méconnue en Europe mais véritable maître à penser aux États-Unis et au Royaume-Uni, à l’origine du mouvement de l’objectivisme dans les années 1950 avec Alan Greenspan.

De quoi relève le geste d’Ivo van Hove? Adapter pour la première fois un roman au théâtre, avec fidélité sur fond de rivalités entre architectes, histoires d’amour, regard acerbe sur les journalistes et critiques dans le New York des années 1920. Interroger dans sa forme éclatée le thème de la création artistique (tout en touchant à la question du capitalisme) à travers deux figures principales radicalement opposées et opposables: Howard Roark, architecte moderniste, individualiste et intransigeant et Peter Kieting, figure de proue de l’architecture à la mode, très entouré et influençable.

Comme il se doit dans le travail d’Ivo van Hove, c’est la caméra (Tal Yarden) et le son qui viennent à grand renfort problématiser l’espace et jeter le plus beau trouble sur cette boite à frictions ouverte sur le ciel: un immense territoire de jeu incroyablement vivant, tirant vers la performance où tout est à vue et se crée en direct. Image après image prise en directe, musique après musique (musiques des années 1920, Steve Reich, Éric Sleichim, etc.), Ivo van Hove fait de The Fountainhead une matière dont il parcourt les nervures, explorant l’intimité (la réalité) des visages et des corps à même la peau pour y trouver l’âme (la caméra les déshabille, accomplissant le geste idéal de Howard Roark: le chef-d’œuvre), rêvant à un théâtre toujours plus grand (subversif) dans ses détours et ses fuites, qui documente ce que le roman ne peut qu’idéaliser. La Beauté éclate tandis que sur le plateau les personnages/archétypes sociaux parlent (sonorisation des voix comme un zoom sonore), s’affrontent mus par le même jeu (social ou sexuel) pervers: dominé/être dominé. Le jeu est viscéral, incisif. Une fois encore, Ivo van Hove nous invite à regarder toujours de l’autre côté du miroir et à accéder à d’autres vies si proches.

 

La imaginacion del future, mise en scène de Marco Layera / Crédit Christophe Raynaud de Lage
La imaginacion del future, mise en scène de Marco Layera / Crédit Christophe Raynaud de Lage
L’imagination du futur

Texte La-Re sentida / Mise en scène de Marco Layera, Santiago du Chili, 2014

La liberté est son maître mot. Marco Layera appartient à la génération désenchantée chilienne des 30-40, ceux qui ont connu la dictature et ceux qui connaissent, aujourd’hui, une société paralysée par les anciens «fondamentaux».

L’imagination du futur met à jour l’obsession de Marco Layera, celle de créer de l’utopie idéale, du dissensus en éclatant le carcan: explorer d’autres types de récits, d’autres mises en scène façon telenovela furieuse, revigorante et s’attaquer aux idoles comme Salvador Allende qui ne meurt pas comme un dieu sur le plateau. En faisant «table rase», Marco Layera veut bousculer les habitudes, aller de l’avant pour sortir des conventions ce qui peut laisser le spectateur (pris violemment à parti et filmé en direct) dans un état de perplexité extrême.

Mais discréditer L’imagination du futur en parlant de farce sinistre, comme l’ont fait plusieurs critiques, c’est passer sous silence ce qui s’invente ici: un projet esthétique et politique radicalement singulier, et occulter l’ambition utopique de Marco Layera et du groupe La-Re sentida de créer de nouvelles distances (dénuées d’affects) et d’écrire la société chilienne et le monde autrement. Cette création, c’est ça. Et le grotesque et l’impertinence en sont la possibilité.

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Ces fragments choisis marquent une année charnière pour le Festival d’Avignon avec ses nouvelles orientations et désirs. Nous attendons les années suivantes avec beaucoup d’attention.

 

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