Hanna Abd El Nour / Nombreux seront nos ennemis : De recueil poétique à théâtre total
Architecte d’un théâtre interdisciplinaire imagé et philosophique, Hanna Abd El Nour s’intéresse à la poésie de Geneviève Desrosiers, dont il promet de souligner la dimension politique dans le spectacle Nombreux seront nos ennemis.
Libanais d’origine, Hanna Abd El Nour habite le Québec depuis une dizaine d’années. En peu de temps, il s’est constitué un important réseau artistique en marge des institutions, cultivant une indépendance d’esprit et un goût pour les formes atypiques qui commencent à être reconnus par le milieu théâtral – dont toutefois il ne veut pas s’approcher complètement. «Pour demeurer un électron libre», dit-il. À Québec, il a notamment été conseiller dramaturgique pour le Théâtre Péril de Christian Lapointe, avant d’être applaudi pour un spectacle qui a été peu vu, mais qui n’a pas laissé indifférents ceux qui y ont eu droit: Imagination du monde, une relecture toute personnelle, aux relents sacrés, de La divine comédie de Dante.
Quand j’ai appris qu’il allait sculpter la poésie de Geneviève Desrosiers, toutefois, j’ai été surpris. Il a l’habitude de se mesurer à des textes canoniques, humanistes et philosophiques la plupart du temps, et l’écriture très contemporaine de Desrosiers détonne dans le corpus auquel il s’est intéressé jusqu’à maintenant. «Je suis tombé profondément amoureux de son recueil poétique, dit-il. C’est une écriture plus que quotidienne, dans laquelle l’intimité est creusée si profondément qu’elle en devient universelle et qu’elle touche, avec grâce et naturel, aux moments les plus existentiels d’une vie sans trop en avoir l’air. Geneviève atteint, à travers une écriture intime, le fondement de l’identité humaine et de son devenir.»
Desrosiers, qui s’est éteinte à 26 ans, avant d’avoir vu ses textes publiés, est devenue poétesse culte quand L’Oie de Cravan a fait paraître ses fragments sous le titre Nombreux seront nos ennemis en 1999. On souligne souvent, en plus du caractère intimiste de son écriture, son ironie foudroyante. Aux yeux d’Hanna Abd El Nour, pourtant, elle est plus lucide qu’ironique. Il range son œuvre dans la catégorie des écritures visionnaires et, surtout, à grande portée sociale.
«Elle annonce un Québec nouveau, dit-il. Elle prend acte du Québec de la Grande Noirceur et de celui des années 1970 pour les supplanter et annoncer le Québec qui suivra, celui des paradoxes. Elle dit qu’il faut nommer ses ennemis et, par là, elle raconte une société qui se marchandise, dans laquelle les rapports humains se définissent par des valeurs moins humanistes, malgré la quête infinie d’amour des humains. Elle parle au "je", mais fait glisser rapidement son "je" jusqu’au "tu" et au "il" – ce n’est pas un simple exercice grammatical, c’est un regard fécond sur la société. Elle est un peu Deleuze, un peu Derrida, mais comme dans un rêve. Et elle provoque toujours, à la fin, une réconciliation.»
S’il y a un certain travail d’oralité dans son spectacle, le metteur en scène aspire à un «théâtre total», une gesamtkunstwerk, comme celle dont rêvait Wagner. Il voit aussi dans la poésie de Desrosiers un espace de mémoire à réactiver. «On a créé, explique-t-il, une sorte de dispositif muséal, un dépotoir des idées sales et belles de Geneviève Desrosiers, qu’on essaiera de faire résonner de manière multiple. Il faut plusieurs langues pour dire les poèmes de Geneviève, notamment des langues imaginaires. C’est ce qu’on essaie d’inventer en faisant un spectacle interdisciplinaire total, qui mise beaucoup sur le symbolique, mais aussi sur des références à l’art visuel, et qui raconte le territoire québécois avec la vidéo.»
Jusqu’au 20 septembre au Théâtre La Chapelle
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Quand la poésie devient matériau théâtral
Quand les textes dramatiques ne leur conviennent plus, les artistes de théâtre se tournent vers la parole des poètes. Regard sur trois pratiques poético-scéniques actuelles.
Le Festival international de la littérature (FIL), qui envahit quelques salles montréalaises jusqu’au 21 septembre, a fait du cabaret poétique l’une de ses formes de prédilection, notamment grâce au spectacle Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent de Loui Mauffette. Mais les écritures des poètes y trouvent de nombreuses autres manières de résonner sur scène.
Cette année, la metteure en scène française Frédérique Liebaut amène son spectacle adapté du recueil RêvHaïti du Barbadien Kamau Brathwaite. Sa pièce intitulée Et ce n’était pas qu’on allait quelque part propose une incursion dans les océans agités que parcourent les boat people haïtiens en quête d’une vie meilleure. «Pour moi, dit-elle, les poètes parlent au cœur. Mais plus que tout, je suis touchée par la perspective de la noyade qui traverse ce texte. Elle a rassemblé tous les grands explorateurs, notamment Christophe Colomb, et Brathwaite montre comment les boat people font aujourd’hui écho aux grandes traversées qui ont structuré le monde que l’on connaît. C’est une écriture gourmande. Je ne trouve jamais cette lumière dans les écritures théâtrales.»
Dans Love is in the birds: une soirée francophone sans boule disco, l’Ottavienne Anne-Marie White réunit des auteurs de divers horizons, notamment des poètes comme Marjolaine Beauchamp et Gabriel Robichaud, pour interroger la notion de transmission. Ici aussi, le caractère lumineux de l’écriture poétique est convoqué et mis au service d’une grande fête de la parole. «On s’est demandé ce qui nous différencie de la génération qui nous a précédés et ce qui restera après notre passage. On travaille ces questions à partir d’une structure festive, autour des symboles de la chanson L’arbre est dans ses feuilles, donc beaucoup à partir de l’idée des racines en mouvement. La poésie, dans ce contexte-là, nous permet de trouver un espace collectif pour parler de notre monde.»
Au Quat’Sous, en décembre, Gabrielle Côté et sa sœur Véronique Côté vont tenter une aventure similaire dans le spectacle Attentat, dont l’objectif avoué est d’«utiliser la poésie pour se réunir et se parler». Tissant un chemin dans les textes de Maxime Catellier, Kim Doré ou Catherine Lalonde (entre autres), les sœurs Côté veulent aussi radiographier le Québec actuel. «La poésie, explique Gabrielle, nous semble rassembleuse de manière naturelle. Ce sera une soirée de beauté et de fragilité, mais aussi de force et d’espoir. On voit la poésie comme quelque chose de vivifiant, mais aussi un peu cowboy.»