Kristian Frédric / Andromaque 10-43 : Alexandrins 2.0
Sûrement l’un des metteurs en scène français les plus habitués des scènes québécoises, Kristian Frédric propulse Pyrrhus et Hermione dans un contexte de crise géopolitique internationale au Théâtre Denise-Pelletier, dans une coproduction franco-québécoise intitulée Andromaque 10-43.
Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime le défunt Hector. Ainsi résume-t-on la plupart du temps l’intrigue d’Andromaque, chef d’œuvre de Racine grâce à ses personnages aux amours passionnelles, en marge de la guerre de Troie. Mais la considérer ainsi, comme un strict pentagone amoureux, c’est faire fi de l’arrière-plan guerrier et des coulisses du pouvoir qui y sont dévoilées.
«Si ces amours sont impossibles, raconte passionnément Kristian Frédric, c’est aussi parce qu’il y a des raisons d’État. Ils sortent d’une guerre qui a duré dix ans. Pyrrhus est tombé amoureux de cette reine et il sait très bien que s’il l’épouse, il va refaire basculer le pays dans une guerre – ce qui lui fait vivre un déchirement pas possible entre son cœur et sa raison. En même temps, il y a un mariage entre Hermione et Pyrrhus, qui a été décidé par leurs pères, et qui a aussi des implications politiques. C’est une saga politique qu’il est temps de mettre en lumière telle qu’elle est.»
Le metteur en scène a donc relu Racine avec son œil de politologue et fait puissamment tourner la pièce vers une atmosphère de crise internationale toute contemporaine vécue à travers les bombes, mais aussi la vidéosurveillance, la saturation d’images, les communications incessantes (dans un dispositif virtuel du Québécois Olivier Proulx). L’Orient et l’Occident se font ainsi la guerre dans l’arrière-plan des amours d’Oreste ou de Pyrrhus, dans un univers que certains critiques ont associé aux guerres d’Irak ou d’Afghanistan.
«Andromaque raconte une guerre orientale, entre l’Épire et Troie, et pour nous, cette guerre ressemble en tous points aux guerres du Moyen-Orient en 2014, avec ses coalitions, ses alliances, sa terreur. On a greffé des images de l’ONU, des images de discours politiques qui correspondent à ceux de notre monde. Je suis parti du principe que dans ce monde, la langue anglaise n’existe plus et que l’alexandrin y est la langue internationale, la langue du pouvoir. Donc, même si les personnages résistent à ce pouvoir à travers leurs passions amoureuses, ils parlent cette langue pour des raisons politiques et en font le langage de leurs tribulations les plus importantes. Pyrrhus et Andromaque parlent aussi leur langue mère, ici de l’arabe classique, et c’est à travers cette langue qu’ils vont réussir à se parler autrement, à se dire les choses de manière plus intime.»
Si les douleurs et les passions s’expriment par les écrans et par l’agitation frénétique des réseaux sociaux, les personnages sont aussi plongés dans un espace-temps particulier, qui recrée par la fiction les conditions du temps de Planck (en physique quantique, le temps de Planck est de l’ordre de 10-43 secondes, une unité de mesure de l’infiniment petit dans laquelle des phénomènes physiques indéfinissables se produisent). «C’est une sorte d’espace de tous les possibles, explique Kristian Frédric, un monde avec ses propres lois, ses propres règles auxquelles les personnages ne peuvent échapper. Un monde qui se crée après la guerre de Troie, dans lequel se joue une forme de fatalité, et où l’individu cherche sa place, son libre arbitre. C’est aussi le monde où peuvent se vivre pleinement les passions amoureuses, qui vont chambouler leur rapport au monde.»
Andromaque, personnage du web 2.0? Il faudra aller le voir pour le croire.
Du 3 au 24 octobre au Théâtre Denise-Pelletier