L’homme invisible / The invisible man : Entre deux murs, le vide
Harry Standjofski et Gabriella Hook manient à nouveau guitare et piano afin de jouer la trame sonore de la mission chaotique et colorée de L’homme invisible, déterminé à être visible aux yeux de tous et à trouver l’amour, une identité stable et un endroit précis où il se sentira vivant.
Loin d’être une richesse comme celle au fondement même de la pensée politique de Pierre Elliott Trudeau, le bilinguisme qui assure la soi-disant unité du pays constitue pour l’homme invisible une barrière qui divise son être et le plonge dans la plus grande confusion. Les deux grandes solitudes, c’est lui. Il n’est ni l’une, ni l’autre, il est sans nom, sans femme, sans pays. Il cherchera à exister à l’intérieur d’une quête intimiste éclatée et sans concession.
La question de la langue n’est pas ici une barrière au sens politique. L’absence d’allusions au contexte politique de l’époque, écrite en 1981 par le poète célébré Patrice Desbiens, délimite la pièce à la recherche de sens d’un seul homme. C’est que l’homme invisible n’est pas et ne parvient pas à être. En français comme en anglais, au Québec comme en Ontario, dans les fausses promesses des années soixante comme dans des cadres plus rigides et des situations difficiles, sa double identité culturelle et son bilinguisme l’empêchent de devenir un homme.
La grande énergie des deux interprètes leur permet d’attaquer efficacement un texte singulier aux multiples registres avec disponibilité et créativité. Une complicité solide entre Jimmy Blais et Guillaume Tremblay, respectivement la part anglophone et francophone de l’homme invisible, offre des moments poilants et lucides sur la condition de non-être d’un franco-ontarien dépossédé. La maîtrise des deux langues, qui donne autant de poids à la part de l’anglophone que celle du francophone, donne à l’homme invisible le sentiment de n’appartenir, finalement, à ni l’une ni l’autre.
Bien que le texte de Desbiens demeure un essentiel sur le tiraillement identitaire, la recherche de soi-même et que la pertinence de le reprendre à nouveau n’est pas ici discutée (le spectacle a été présenté en 2012 au Monument National), une dimension politique aurait pu être au cœur de la mise en scène franche d’Harry Standjofski, tant les enjeux sont toujours aussi délicats aujourd’hui. À l’ère des débats sur le franglais, de l’hybridation des cultures et de leurs langues, en plus de leur apparition en musique et en littérature, majoritairement, il est difficile d’accepter l’omission d’une telle dimension avec des thèmes aussi riches et fortement actuels. Le texte de Desbiens a cette qualité, entre autres, d’être universel dans ses thèmes et de n’offrir que peu de référents temporels, ce qui aurait pu laisser une grande liberté à l’alimenter de ces questions houleuses.
Il ne reste qu’à souhaiter que les fondements identitaires issus de croisements des langues soient davantage exploités sur les scènes d’ici. Question toujours houleuse et fortement identitaire au Québec, la langue demeure intrinsèque à celle de l’identité, mais force est d’admettre qu’une forte tendance des nouvelles générations à ne pas s’appuyer que sur cet aspect pour construire et définir leur identité est bien présente. Le croisement et la cohabitation des deux langues (et de bien d’autres) ne fait pas que des ravages linguistiques; elle peut ou pourrait, à tout le moins, devenir un atout considérable sur les planches, et peut certainement offrir un regard nouveau sur une identité plus harmonieuse qui pige dans une culture comme dans l’autre. Un regard très espéré et attendu.