Trois : Mani (s’)éclate
Avec Trois, Mani Soleymanlou donne une fin ouverte et ludique à sa trilogie, offrant un moment de théâtre réjouissant et intelligent, dont même les limites (avouées) ne manquent pas d’intérêt.
Jusqu’au 17 octobre, le troisième volet de la trilogie de Mani Soleymanlou habite entièrement la scène du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui avec son imposante distribution – quarante-quatre en tout – et son grand déploiement.
Aucune crainte de ne rien comprendre «parce que je n’ai pas vu les deux premiers»: en une seule représentation, on assiste à Un, Deux puis Trois, soit l’intégralité d’une démarche entreprise il y a trois ans. Plus qu’une coquetterie ou un «trip» d’artiste, la présentation consécutive des trois volets est une nécessité. À l’inverse de Un et même Deux, la troisième partie ne tient pas seule: son intérêt naît de son rapport avec ce qui la précède.
Trois apparaît comme la suite formelle et logique du trajet de Mani. Après un monologue autour sa propre quête identitaire, puis un dialogue à la fois amical et confrontant avec Emmanuel Schwartz, voici venu le moment d’élargir encore davantage la discussion, d’ouvrir la porte aux autres immigrants-nouveaux-arrivants-métissés-de-souche de tout acabit. Au peuple québécois, au monde. Rien de moins.
Sur scène, comme un public face au public, 44 personnes d’origines diverses, aux physionomies, accents et âges variés, se racontent. Certains expliquent ce qu’ils ont quitté et pourquoi, d’autres ce qu’ils ont trouvé ici. Ils envisagent aussi: et s’il y avait un nouveau référendum? Et si j’avais un enfant ici? Et si je retournais d’où je viens? Ils discutent ensemble, s’adressent au public, jouent une scène, rappent, parlent en cinq ou six langues différentes… La forme déjà singulière de Un et Deux vole en éclats. Cousu de moments touchants, de nombreux et grands éclats de rire, de coup de gueules et de silences bien calibrés, le spectacle se déploie aussi en formidables chorégraphies et images scéniques (il y a des zombies et un travail d’éclairages remarquable), en chants et en musique, on a même droit à un quiz et à des imitations. S’il y a parfois surenchère de «comical relief», ce qui ressort de l’ensemble est une franche réussite quant au rythme et à la mise en scène.
Il se donne donc chaque soir au théâtre une sorte de fête de famille, avec ce que cela comporte de déclarations politiques qui font soudainement taire les uns et crier les autres, de commentaires culinaires, de combats à l’épée et de monde qui parle en même temps. Mani Souleymanlou est une bête de scène, le plaisir de jouer ensemble et avec le public est palpable (il est plutôt inintéressant de parler d’égalité ou non du jeu dans ce cas) et la théâtralité assumée de l’objet – on annonce les scènes, on prend des demandes spéciales, on improvise – permet de valser généralement sans heurt du plus trivial au plus délicat des sujets (disons, du pâté à la viande qui n’est pas de la tourtière à l’exil forcé par la guerre).
Alors. C’est un party, et un très bon. Mais est-ce que ça «fait sens»? Trois est-il le digne descendant d’Un et Deux sur le plan de la pertinence et de l’intellect?
Sans doute, mais pour des raisons différentes. Les interrogations essentielles et les propos sensibles du comédien sur l’identité, la notion d’appartenance et le multiculturalisme trouvent ici leur apogée avant d’éclater sous la pression. Trop de points de vue et de vécus, d’histoires individuelles et nationales qui se rencontrent. Les questions, les réponses et les exemples s’embrouillent, ne suffisent plus à générer du sens. Notre réflexion se tourne alors vers ce «problème» précisément: comment mener le débat à autant de voix ? Est-ce qu’être saguenéo-tunisienne permet de discuter avec l’immigrant belge? Où se trouve la place de cet interprète autochtone dans ce débat (autre moment fort du spectacle)? À 44 plus ou moins métisses, plus ou moins de souche, est-il possible de s’entendre, aux sens figuré et littéral? Et à 8 millions?
Et ces brèves allusions aux Janette et à la Charte des valeurs, au printemps de 2012: on sent bien que ces événements ont été tristement balayés par la guerre contre l’État islamique, la Russie en route vers une URSS 2.0, le virus Ébola qui devient soudainement une priorité parce qu’il a traversé l’Atlantique. De constater la quasi-désuétude de certains sujets, pas tellement vieux et certainement pas réglés, soulève à son tour des questions.
L’intérêt de Trois réside donc aussi dans ce regard qui est dépassé par son propre projet et qui l’assume. Mani Soleymalou possède une pensée en marche qui ratisse large sur un sujet brûlant et complexe, une pensée qu’il accepte de confronter à celles des autres, de remettre en question et de partager avec un public même si elle est imparfaite, incomplète, changeante. L’intérêt de Trois est donc d’assister à du théâtre drôle, vivifiant et intelligent, véritablement ancré dans l’ici et le maintenant, même si le terrain est glissant.