Entrevue avec Philippe Dumaine : Le sida n'est pas mort
Scène

Entrevue avec Philippe Dumaine : Le sida n’est pas mort

Le sida n’est pas mort. Mais pourtant, il est quasi disparu de l’espace public et médiatique. Pour que continue la discussion et pour poser un regard rétrospectif et critique sur la maladie qui a décimé la jeunesse des années 1990, Philippe Dumaine et ses collaborateurs proposent un spectacle interdisciplinaire : Propositions for the aids museum. Entrevue.

VOIR: Sommes-nous vraiment arrivés, à votre avis, à une sorte d’ère post-sida, à l’heure des bilans et des rétrospectives?

Philippe Dumaine : «Les gens meurent moins du sida, ou en meurent différemment, ce qui nous place effectivement dans un rapport moins tragique avec cette maladie. Au niveau de la lutte active, on n’est plus dans l’urgence dans laquelle on se trouvait dans les années 80-90. Mais par contre, c’est un danger d’en être arrivés là. Depuis l’apparition de la trithérapie en 1996, le sida a cessé d’occuper les esprits et d’obtenir sa part d’attention médiatique. Il occupe aussi moins d’espace dans la culture et dans les revendications politiques LGBT. Il s’installe un certain silence, alors qu’il y a encore des enjeux pressants. C’est en faisant ce constat que notre désir de créer un spectacle à ce sujet s’est matérialisé. On ne veut pas faire un bilan mais réaffirmer l’importance d’en parler.»

VOIR: Quels sont les enjeux actuels que vous identifiez comme importants et dont on ne parle pas assez?

Philippe Dumaine: «La stigmatisation des personnes vivant avec le VIH se poursuit. Et elle prend un nouveau visage avec le Truvada, un nouveau médicament préventif qui pose des problèmes, notamment éthiques, alord que son efficacité n’est pas prouvée et que les compagnies pharmaceutiques font miroiter du rêve pour des raisons évidemment mercantiles. Il y a aussi des cas inquiétants de criminalisation des gens vivant avec le VIH. Au Canada, on peut poursuivre quelqu’un en justice si cette personne n’a pas révélé son statut séropositif, même s’il y a eu protection, même s’il n’y a pas eu transmission du virus et même si la personne est médicamentée et n’a presqu’aucun risque de transmettre la maladie à ses partenaires sexuels. C’est préoccupant et ces enjeux-là ne sont pas assez discutés ou sont mal compris. Je pense que si on connaissait mieux l’histoire de la crise du sida, on serait mieux habilités à affronter les défis du présent. Le spectacle s’y attarde. On ne veut pas réifier le passé; on veut l’observer pour mieux aborder le présent.»

VOIR: Le spectacle s’intéresse aussi aux parcours des artistes qui ont traité du VIH par leur art. De quelle manière? Et lesquels?

Philippe Dumaine: «C’est un champ très vaste, très fertile. La littérature, les arts visuels, le cinéma et le théâtre, partout en Occcident, sont parcourus par le sida. Il a fallu faire des choix. On a travaillé à partir d’une bibliographie très vaste, vertigineuse. Mais c’est une création collective, qui s’est construite dans le dialogue constant avec toute l’équipe, donc la plupart des œuvres évoquées sont celles avec lesquelles les comédiens et les concepteurs entretiennent un rapport particulier, personnel. C’est une sélection partielle et partiale, assumée comme telle. En théâtre nous vient rapidement à l’esprit  Angels in America, de Tony Kushner, qui est une grande pièce du théâtre américain. Mais l’un de nos constats troublants est que le Québec a échappé à la tendance – que le théâtre québécois, par exemple, n’en a jamais parlé. Pourtant, très certainement de nombreux artistes d’ici ont été touchés de près ou de loin par le sida.»

VOIR : Vous êtes un Y qui n’a pas connu personellement la crise du sida des années 1990. D’où vient votre intérêt personnel pour ce sujet?

Philippe Dumaine: «Je travaille ce sujet depuis quelques années en périphérie de ma maîtrise sur l’art queer.  Le sujet en fait partie intrinsèquement, mais je n’en ai jamais fait l’objet précis de mes recherches académiques. J’avais envie de fouiller davantage la question. Je suis aussi influencé par un livre, You got to burn to shine, de John Giorno, un poète et activiste qui a pris soin de nombreux malades du sida. C’est une écriture faite pour être dite, performative, à la fois des poèmes et de courtes anecdotes, des mémoires, qui m’ont donné l’impulsion qu’il y a moyen de raconter l’histoire du sida de manière non didactique et poétique.»

VOIR: Le spectacle revendique son interdisciplinarité et un certain éclatement formel. Qu’est-ce-à-dire?

Philippe Dumaine: «C’est simple: aucune discipline de la scène ne nous échappe. Il y aura de la parole, de la vidéo, du drag, de la performance, de la danse. L’idée est d’aborder une multiplicité de disciplines pour refléter une diversité de points de vue et d’angles de regard. On a une volonté de créer une vision kaléidoscopique. Il y aura aussi chaque jour un invité spécial pour une section du spectacle qui prend la forme d’une entrevue spontanée avec un artiste ou activiste qui a vécu la crise du sida à Montréal. Pour nous qui sommes trop jeunes pour l’avoir vécu, le dialogue avec la génération qui nous a précédé est essentiel.»
 

Aux Écuries du 16 au 18 octobre 2014