Markita Boies et Lise Roy / Je ne suis jamais en retard : Femmes d’aujourd’hui
Il y a en ce moment une conjoncture favorable pour la prise de parole féminine dans l’espace public, pensent les comédiennes Lise Roy et Markita Boies, qui se lancent dans la mêlée en compagnie de sept auteures et six actrices désireuses de sonder la féminité contemporaine dans le spectacle Je ne suis jamais en retard.
Elles ont près de 60 ans et elles ont connu le militantisme féministe des années 1970, puis l’assagissement et les nouvelles vagues des années 1990 et 2000, qui les incitent aujourd’hui à réinterroger leurs propres perspectives sur la question. Lise Roy et Markita Boies sont des femmes rayonnantes, qui ont tenu de grands rôles féminins sur toutes les scènes montréalaises. Des actrices comblées, de leur propre aveu, mais qui sont aujourd’hui conscientes des difficultés avec lesquelles doivent composer leurs benjamines. Et qui ressentent la nécessité de se demander à nouveau de quel bois se chauffe la femme québécoise et dans quel monde sa féminité se répercute ou se laisse ignorer.
Ensemble, elles ont orchestré récemment à la Grande Bibliothèque une lecture publique de la mythique pièce La nef des sorcières, œuvre collective dirigée par Luce Guilbeault en 1976. C’est le succès de cette lecture et les échanges qui en sont nés qui leur a donné l’impulsion de créer un nouveau spectacle qui en reprend la structure, mais en renouvelle le contenu. De la pièce originale subsiste le principe du monologue porté par une actrice incarnant un personnage fort. Elles ont sollicité des auteures, des conceptrices et des actrices de différents milieux et de différentes générations. Et la sauce prend, si l’on en croit leur enthousiasme. «Ce n’est pas du conte urbain, précise Markita Boies, c’est vraiment un personnage qui prend parole, qui exprime sa posture, ses idées, son regard.»
«Je sens que nous sommes dans un moment privilégié pour ce type de parole, remarque Lise Roy. Peut-être est-ce à cause de l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes femmes qui ressentent un appel similaire à celui que nous avons connu dans les années 1970, mais dont les contours sont différents, moins radicalement militants et peut-être davantage dans la réflexion et la mise en perspective – ce qui est sans doute mieux. Dès le début du projet, Nicole Brossard, qui participe au spectacle, a exprimé l’urgence de faire ce spectacle maintenant, pressentant qu’il y a un temps historique propice, un moment de prise de parole qui n’existait pas il y a cinq ans. Les femmes ont fini par en avoir marre de se faire dire que l’égalité était acquise alors qu’elles constatent tous les jours que c’est faux. Et elles le disent.»
Sur la scène québécoise, à tout le moins, les deux dernières saisons théâtrales semblent le confirmer. On a récemment vu de jeunes actrices comme Marie-Pier Labrecque et Mylène Mackay porter au théâtre une nouvelle parole féministe. Elles récidiveront cette saison. Elles ne sont pas les seules. «On a désormais tellement d’informations et de documentation par rapport au féminin, remarque Markita Boies. On connaît mieux la violence faite aux femmes partout dans le monde. Il y a une infinité de voix féminines qui s’expriment sur différentes plateformes web, dans une parole très diversifiée.»
Sa mise en scène, axée sur l’expérience de la parole, convoque des femmes, de la lumière et une table. Tout simplement. «La force du projet, dit Lise Roy, c’est le nombre. La multiplicité des paroles, leur diversité, le pluralisme des voix.»
«L’idée, poursuit Markita Boies, est de se demander qu’est-ce qu’être une femme en 2014 au Québec. Que peut-on en dire après La nef, après les Monologues du vagin? Suis-je encore la femme des années 1970 qui, d’une certaine manière, était en colère contre les hommes? Certainement moins. Qu’est-ce qui a changé? Nous qui avons 60 ans et qui vivons à Montréal assez confortablement, comment vivons-nous le fait féminin? La violence faite envers les femmes est-elle aussi perturbante qu’avant? Certainement. Mais il y a peut-être un engagement féminin plus spirituel, plus ancré dans le savoir, dans la réflexion, plutôt que dans la colère.»
À travers des personnages de femme de ménage, d’ex-religieuse ou de haute fonctionnaire enragée devant l’impuissance de la politique, le concert des voix se fera entendre dans un souci de représenter une parole intergénérationnelle. Les mots de Marilyn Perreault (30 ans) ou ceux de Nicole Lacelle (40 ans de plus) résonneront à l’unisson.
Mais comment concilier toutes ces paroles? «Le féminisme contemporain est fragmenté. Féminisme radical, féminisme queer: il est parfois difficile de s’y retrouver. On n’a pas vraiment voulu essayer de faire un chemin dans toutes ces perspectives-là – car on n’est pas des théoriciennes et on n’est pas dans l’art de définir. On est dans le ressenti, dans le viscéral, dans la lucidité naturelle et épidermique. Chacune nomme avec ses propres mots. Parler du féminin au nom du féminin, c’était notre seule intention.»
L’un des enjeux qui ressort est celui d’un féminisme dénonçant une société de performance dans laquelle les femmes cumulent tous les rôles et répondent à des exigences de perfection dans chacun de ces rôles. Il y a aussi «des façons de faire masculines qui dominent le monde du travail et qu’il faut avoir le courage d’identifier». «On est dans une société certainement égalitaire à plusieurs points de vue, pense Markita Boies, mais c’est dans notre inconscient collectif qu’il reste des traces de patriarcat, de machisme et de misogynie ordinaire, autant chez les hommes que chez les femmes. L’un des textes nomme cette réalité. Le théâtre est aussi très patriarcal, et je trouve que notre création, en ce sens, est une rareté qu’il faut souligner.»
Du 4 au 29 novembre au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui