Eternel Camus: une entrevue avec Jean-Marie Papapietro
Scène

Eternel Camus: une entrevue avec Jean-Marie Papapietro

La pensée de Camus paraît éternelle et même de plus en plus utile à appréhender l’Occident actuel et son retour du religieux. C’est du moins ce que pense le metteur en scène Jean-Marie Papapietro, qui fouille la pensée politique de Camus au sujet de l’indépendance d’Algérie dans le spectacle L’énigme Camus, une passion algérienne, à l’affiche de la salle Fred-Barry. Entretien.

VOIR: Vous avez presque connu Camus dans votre Alger natal. Racontez-moi.

Jean-Marie Papapietro: «Mon père était dans la même classe que lui au lycée – et j’ai fait moi-même mes études dans ce lycée quelques années plus tard. Je suis de la génération qui a suivi. Camus était présent dans tous les esprits à Alger parmi les étudiants et la population, même si ce n’était pas nécessairement une population très cultivée. Je l’ai croisé un jour sur un bateau qui nous emmenait à Paris (pendant mes études à la Sorbonne). Il était entouré d’amis, c’était à l’un des moments les plus tendus de la guerre d’Algérie, et j’ai eu l’impression qu’il était très préoccupé. Il était très blessé que l’intelligentsia européenne soit majoritairement opposée à sa position, qui était une position de conciliation, de négociation. Il était à la recherche de la paix, alors que l’élite était partisane du mouvement révolutionnaire du FLN sans la moindre réticence.»

VOIR: Comment ses idées étaient-elles alors reçues en Algérie?

«La population algérienne était très partagée – les ultras étaient partisans farouches de l’Algérie française. Camus, lui, était partisan d’une autonomie de l’Algérie, à travers une sorte de fédéralisme qui l’aurait reliée à la France. Il avait certainement des appuis mais sa position était extrêmement difficile à tenir. Il a donné à Alger une conférence intitulée Pour la défense de la trêve civile. Naturellement ça s’est terminé par un fiasco parce que les ultras avaient mobilisé contre lui de nombreux manifestants. Et cette conférence, il l’a compris plus tard, était manipulée par le FLN. Il en a été blessé, et d’ailleurs à partir de là, en 1957, il a décidé de ne plus se manifester publiquement au sujet de la question algérienne.»

VOIR: C’est tout de même la figure de l’intellectuel qui prend parole sur les enjeux sociaux que vous désirez portraiturer dans ce spectacle, plutôt que celle de l’écrivain?

Jean-Marie Papapietro: «Ce qui m’intéresse, c’est effectivement le Camus qui prend parole publiquement. Le spectacle commence de manière impressionniste par une évocation de l’Algérie de son enfance, puis ses premiers engagements pour défendre la Kabylie, jusqu’à un point tournant, lorsque Camus publie L’homme révolté et qu’il commence à être attaqué violemment par le clan Sartre. Il est toutefois inévitable d’effleurer aussi l’œuvre théâtrale, dans laquelle il y a des échos de ces tiraillements, notamment dans Les Justes. On fera même entendre L’impromptu des philosophes, une pièce satirique qui n’a été que tout récemment publiée et que presque personne ne connaît, dont on va donner un extrait sous forme de farce moliéresque. C’est un pamphlet dans lequel il vise objectivement Sartre.»

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VOIR: De quelle manière les idées de Camus sur l’Algérie, qu’on pourrait presque voir aujourd’hui comme étant «pluralistes», résonnent-elles dans le monde actuel, à votre avis?

Jean-Marie Papapietro: «La pensée de Camus au sujet de l’Algérie est plus facile à accepter à notre époque, à une époque d’interculturalisme. Camus pensait que tous les éléments composant la société algérienne devaient trouver une manière de cohabiter. Tous les Européens d’Algérie, d’ailleurs, étaient d’origines multiples, aussi bien des Alsaciens que des Espagnols, ou des Italiens, des Maltais ou des Grecs. L’idée que l’Algérie puisse devenir uniquement musulmane et arabe correspondait pour lui à un rétrécissement, à un recul. Il se heurtait à une réalité démographique difficile, toutefois. Il y avait un déséquilibre énorme entre les musulmans (9 millions) et les non-musulmans (1 million de chrétiens et de juifs). Ce déséquilibre en faveur de l’islam rendait son combat pour la défense des minorités très ardu. Il disait que le premier devoir en démocratie est la protection des minorités, plus que le pouvoir des majorités.»

VOIR: Pour lui, le FLN était presque carrément un parti totalitaire, une organisation violente et dangereuse?

Jean-Marie Papapietro: «Oui. Mais – et c’est là tout Camus – ça ne l’a pas empêché d’intervenir auprès de De Gaulle pour demander la grâce de membres du FLN qui avaient été condamnés à mort. Sur le plan humain, il a toujours défendu même ses amis proches du FLN. Sur le plan politique, il refusait tout de même d’accepter cette solution du parti unique, de la langue unique et de la religion unique.»

VOIR: Ce dilemme déchirant qui oppose l’importance de défendre des idéaux et le désaccord avec les moyens d’action violents, on le sait, est au cœur de sa pièce Les Justes. Comment traverse-t-il votre spectacle?

Jean-Marie Papapietro: «Entièrement, de part en part. Mais la fin de notre pièce est adoucie par le rappel de sa dernière heure, qu’on évoque de façon poétique. Je pense ici à ce livre retrouvé à l’état de brouillon, Le premier homme, qui devait être le début d’un cycle dédié à l’amour, après l’absurde et la révolte. Il avait envie d’être une sorte de Tolstoï et d’écrire son Guerre et paix. Dans ce livre, écrit d’une écriture rapide, il tente d’immortaliser une communauté algérienne qui allait disparaître.»

VOIR: Pourrait-on le considérer comme une œuvre de réconciliation avec l’Algérie?

Jean-Marie Papapietro: «Peut-être même comme une forme de testament dans lequel il réaffirme son amour fou de l’Algérie. Il avait avec l’Algérie un rapport très charnel. J’ai d’ailleurs retrouvé dans ses carnets cette phrase éloquente: Je ne sais pas si je me fais bien comprendre mais j’ai le même sentiment à revenir vers l’Algérie qu’à regarder le visage d’un enfant. Il parle de l’Algérie comme d’un pays à protéger parce qu’il a été torturé violemment par l’histoire, comme un pays dont il faut coûte que coûte assurer le développement.»

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VOIR: Quand on évoque la guerre d’indépendance de l’Algérie, on évoque nécessairement les dangers du nationalisme obtus et de l’accolade entre l’État et la religion. Ce sont des enjeux d’actualité partout dans le monde, notamment en Israel-Palestine, mais aussi à une autre échelle chez-nous, dans le Québec post-Charte. Comment la pensée de Camus entre-t-elle en résonnance avec tout cela?

Jean-Marie Papapietro: «On aborde assez frontalement dans le spectacle les parallèles avec le Québec. Quand Camus est venu à Québec en 1946, il s’émerveillait beaucoup du paysage grandiose mais il était aussi fasciné par le peuple québécois, par sa survivance, et par le désir de conquête qui a mené les Français sur ce territoire si lointain. Le colonialisme, sa raison d’être, ses effets négatifs et parfois positifs, parcourent ce spectacle de bout en bout. Le public québécois peut assurément se retrouver là-dedans et en faire une réflexion sur lui-même. Tout ce qui concerne le nationalisme, quand il devient intolérant ou sectaire, fait grandement écho à un certain retour du religieux et des questions identitaires dans la sphère publique québécoise actuelle.»

VOIR: C’est un spectacle que vous définissez comme une pièce de théâtre documentaire. De quelle manière vous appropriez-vous cette forme?

Jean-Marie Papapietro: «Le résultat d’ensemble, je dirais, est plutôt ce que j’oserais appeler un spectacle musical. La progression se fait par glissements successifs, avant de se nouer autour du débat qui agite Camus et qui permet d’aller graduellement vers une tonalité d’abord plus intimiste, puis plus poétique, comme une progression en crescendo. Ça reste du théâtre documentaire puisqu’on y évoque une recherche dans plusieurs textes de Camus ou de ses pairs, mais aussi parce que le spectateur est placé dans la position de l’arbitre des enjeux évoqués. Dans tous les cas, notre souci a été d’éviter le didactisme, ce qui est un véritable défi avec ce genre de matière.»

À la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 29 novembre 2014