Résonances / Entrevue avec Carole Nadeau : Corps vieillissants et usure du désir
Poursuivant une aventure de théâtralisation des toiles de Francis Bacon amorcée l’an dernier avec le spectacle Spasmes, Carole Nadeau imagine Merteuil et Valmont dans les corps dénudés de huit personnes âgées: un dialogue entre Bacon et Heiner Müller sous forme de déambulatoire technologique. Entrevue.
À la fois inspirée des Liaisons dangereuses, version Heiner Muller, et des œuvres de Francis Bacon, tout en s’ancrant dans l’esthétique du déambulatoire et dans un travail vidéographique soigné, la nouvelle aventure de Carole Nadeau s’intitule Résonances et s’installe dans une église abandonnée pour entretenir un dialogue avec le sacré.
«Je fais, dit-elle, une relecture totale de la relation entre Valmont et Merteuil, les plaçant dans une installation à 3 écrans. J’ai filmé huit personnes de 65 ans et plus, nues, et leurs corps grandeur nature sont projetés sur des écrans translucides. Je les imagine comme des spectres, qui apparaissent et tuent le temps, faisant des actions quotidiennes. Par accumulation de leurs images se créent une sorte de dialogue subtil entre eux, d’un écran à l’autre. Deux d’entre eux énoncent des phrases tirées de Quartett de Müller, qui servent de ponctuations aux gestes captés par la caméra.»
Spectacle immersif, aussi sonore qu’imagé, Résonances promet de «nous mettre en disponibilité méditative, contemplative, nous invitant à déambuler à travers les spectres.»
Dans l’œuvre originale de Laclos comme dans le corrosif palimpseste d’Heiner Müller, les séducteurs Valmont et Merteuil se courtisent à travers les jeux de pouvoirs mais s’appuient aussi sur une relative jeunesse qui leur fait croire, pour un temps, qu’ils pourront échapper à leur finitude. Or, si Carole Nadeau s’intéresse peu aux jeux de rôles et de miroirs que ces deux-là alimentent sans cesse, elle a voulu réfléchir en profondeur à l’enjeu de la mort. «Je m’intéresse, dit-elle, à l’usure du désir qui est au cœur des Liaisons dangereuses. Merteuil et Valmont s’épuisant à se séduire et à se résister. Je radicalise tout cela en imaginant un couple âgé, ce qui accentue le questionnement sur le rapport à la mort qu’Heiner Muller installait dans Quartett.»
Müller suggère, dans sa didascalie initiale, que la pièce se passe dans un salon d’avant la République française ou dans un bunker post-apocalyptique, après une éventuelle 3e Guerre mondiale. «On est soit à quelques minutes de la création d’un nouveau monde ou quelques minutes après son anéantissement complet. Müller écrit Quartett dans un esprit de mise en relief du barbarisme du capitalisme, qui nous mène à l’usure et nous mènera peut-être à l’anéantissement. Ce qui me mène à une réflexion sur la spiritualité et à la solidarité, de moins en moins visibles dans la société consumériste. Le fait qu’on présente ce spectacle dans une église accentue évidemment cela. Je tente une écriture qui accentue la résonnance entre les spectres et avec leur environnement sacralisé.»
À l’installation vidéo s’ajoutent six performeurs live, qui évoquent les corps distortionnés de Bacon. Carole Nadeau, qui fréquente l’œuvre baconienne depuis longtemps, voit des liens forts entre Müller et Bacon, «à travers la fulgurance mais aussi à travers la pudeur». «Müller peut écrire Je veux manger vos excréments mais rester tout de même dans l’élégance: il est profondément littéraire même si ses mots sont crus. Chez Francis Bacon, il y a la même tension entre la pudeur et l’impudeur, qui nous offre des scènes dérangeantes de torsion du corps sans jamais tomber dans le gore, en proposant aussi des arrières-plans monochromes qui portent une certaine délicatesse. Il disait qu’il ne voulait pas peindre la scène d’horreur, il voulait seulement peindre le cri et qu’il voulait célébrer l’humanité à travers cela, célébrer notre condition de mortel, célébrer notre matérialité.»
Le caractère festif de l’œuvre de Bacon était d’ailleurs déjà souligné dans Spasmes, un déambulatoire que Carole Nadeau présentait en décembre 2013 à l’Espace Libre. «Je pense que j’y arrive cette fois plus simplement et plus naturellement. Ça donne un show qui parle de la mort, mais avec beaucoup de lumière, paradoxalement dans une forme d’allégorie de la vie. Les écrans, d’ailleurs, magnifient ces corps-là, qui sont très différents les uns des autres, et très différents des corps qu’on a l’habitude de voir exhibés.»
Jusqu’au 22 novembre à l’Église Sainte-Brigitte de Kildare, 1155 Alexandre-de-Sève
Il y a une petite erreur dans le nom du lieu. C’est à l’Église Sainte-Brigide.