Avant la retraite : Poussières de nazisme
Scène

Avant la retraite : Poussières de nazisme

Morceau de théâtre dense et complexe, Avant la retraite contient toute la colère de Thomas Bernhard à l’égard d’une Autriche qui n’assume pas ses responsabilités dans les horreurs nazies. Au Prospero, la metteure en scène Catherine Vidal en offre une lecture trop sage, qui échoue à en révéler les vertiges.

Metteure en scène chérie de la scène montréalaise depuis son succès Le grand cahier, qui sera à nouveau présenté au Quat’sous ce printemps, puis sa mise en scène saluée de Des couteaux dans les poules, de David Harrower, Catherine Vidal a indéniablement un talent de directrice d’acteurs, un oeil vif et une sensibilité accrue aux enjeux souterrains des grands textes. Or, on ne se lance pas dans un texte de Thomas Bernhard sans s’y écorcher, et sa mise en scène d’Avant la retraite marche à côté du texte sans jamais vraiment le rencontrer. Un travail soigné mais décalé, qui s’acharne dans un jeu sans doute trop incarné, peinant à révéler la causticité de l’écriture bernhardienne, sa dimension profondément métathéâtrale, mécanisée, répétitive et ritualisante, échouant ainsi à provoquer la puissante réflexion que propose Bernhard en révélant les stigmates du nazisme chez une famille autrichienne.

Rudolf Höller (Gabriel Arcand) est un ancien officier nazi qui porte aujourd’hui les habits d’un juge respecté et respectable. Or, sous le costume, son nazisme d’antan continue de gronder.  Avec sa soeur Vera, il s’adonne chaque année à un rituel de remémoration en l’honneur du Reichsführer SS Heinrich Himmler, qui, doit-on le rappeler, fut l’autorité en charge des camps de concentration et de la Solution finale. Endossant son vieil uniforme, il s’asseoit sur les genoux de sa soeur et amante (Violette Chauveau) pour parcourir les vieux albums photos, sous le regard dépité de leur soeur infirme Clara (Marie-France Lambert). Gauchiste, elle écrit des lettres aux journaux (qui ne seront jamais publiées): c’est la figure de l’intellectuelle muselée, impuissante, dont la colère sourde ne peut empêcher l’horreur de se perpétrer.

Il y a dans cette corrosive partition le regard sans pitié que pose Bernhard sur l’Autriche, une société mensongère et hypocrite qui serait incapable d’admettre ses torts dans la grande opération nazie et qui continuerait d’en célébrer la culture en secret. L’issue tragique de la pièce montre bien l’anéantissement que Bernhard souhaite pour ce présent autrichien apparemment pacifique et serein, derrière lequel sommeille une culture haineuse jamais assagie. Le sort qui est réservé à l’infirme Clara évoque d’ailleurs, en plus doux, celui qui était réservé aux juifs et aux intellectuels dans les camps. Totalement dépendante d’eux dans son fauteuil roulant, Clara n’a pas de pouvoir contre un consensus social beaucoup plus fort qu’elle. Métaphore géniale que cette infirmité et ce mutisme de Clara pendant le rituel – une partition difficile pour Marie-France Lambert, épatante dans ce rôle placide mais chargé.

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Mais cette pièce est traversée par un humour sournois, une ironie féroce, que cette mise en scène ne sait pas accentuer. La direction d’acteurs privilégie étonnamment une incarnation réaliste et un brin trop ancrée dans l’émotion, ne mettant pas assez en relief les répliques répétitives, qui se suivent et se ressemblent, formant des boucles et montrant une pensée allusive, qui tourne en rond jusqu’à en devenir parfois absurde, déréalisée.

L’étrange cérémonie à laquelle se dévouent Rudolf et Véra se déroule aussi dans la mise en scène de Catherine Vidal d’une manière étrangement aérienne, gonflée par une ivresse de plus en plus grandissante. L’exécution de cette ivresse par les comédiens Violette Chauveau et Gabriel Arcand est admirable, saisissante. Mais s’il y a bien consommation effrénée d’alcool pendant la cérémonie, l’ambiance éthérée ici préconisée contribue à faire du rituel une sorte de rêve cottonneux, certes pas douillet mais sans doute un peu trop lointain, dans lequel la charge politique et ironique de l’écriture se perd. Il manque une accentuation du mode guignol, une mise en relief du ridicule de la cérémonie, lequel se lit à travers l’écriture de Bernhard mais ne se sent que trop peu sur la scène du Prospero.

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Le jeu souligne presque l’humanité des personnages, alors que le texte s’acharne à montrer leur bassesse et leur monstruosité. Pourquoi ce choix? Par désir de compréhension des mécanismes de la haine? Par attachement aux nuances contenues dans les personnages de Bernhard, qui ne sont jamais manichéens? Peut-être. Sans doute. C’est tout de même difficile d’y adhérer, tant la puissance politique de l’oeuvre s’en trouve diminuée.

Soulignons tout de même le travail soigné de mise en espace et la sublime scénographie qui restitue l’appartement décrépit de Rudolf et Vera, dans lequel les murs craquelés semblent abriter les fantômes d’un monde horrifiant qui aurait continué de grandir entre ces murs. Un monde qui n’a pas changé, où tout est resté à la même place, englué de poussière. L’ambiance un peu contemplative provoquée par l’inscription des corps dans cet environnement, chargé de ce long temps sans évolution de la pensée, est éloquente.

Une production Groupe de la Veillée
Au Théâtre Prospero jusqu’au 13 décembre