2014: la langue rapaillée : Langues en mutation
Une pièce de théâtre bilingue, un film hyper-couru qui indigne les chroniqueurs à grands coups de sacres, un humoriste qui cherche le trouble avec l’Office québécois de la langue française. En lien avec notre une autour des Dead Obies et du franglais, voici quelques artistes et oeuvres qui ont retenu l’attention pour des questions linguistiques cette année.
Fabien Cloutier: Le Québec profond dans la langue de Shakespeare
Son théâtre est empreint de rusticité, de crudité, taillé dans un Québec rural et dans une langue joualisante qui raconte ce que nous sommes sans faux-fuyants et sans hypocrisie. On pourrait croire que le théâtre de Fabien Cloutier est trop viscéralement québécois, et trop profondément francophone, pour séduire les Anglos et la communauté théâtrale internationale. Or l’année 2014 fut celle où le contraire fut prouvé: Cloutier est en train de devenir l’un des auteurs dramatiques québécois souvent traduits dans la langue de Shakespeare et parmi les plus reluqués par l’Europe, notamment l’Allemagne, où la traduction de sa pièce Billy (Les jours de hurlement) fait son chemin.
Au Zoofest, cet été, on est allés entendre comment sonnait en anglais la langue du chum à Chabot, son personnage fétiche, et le résultat nous a soufflés. Pas le choix d’en conclure que l’hyperrégionalité de son écriture ne s’adresse plus à un public hyperlocal et que cette langue bâtarde a tout ce qu’il faut pour nous représenter à l’étranger, sans complexes et sans joliesse. Cloutier est par ailleurs un ardent défenseur de la spécificité québécoise francophone, mais il ne fait pas partie de ceux qui cherchent à défendre cette culture dans un rapport de confrontation avec l’altérité anglophone et allophone. Or, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
Quand Cloutier racontait au Devoir cet été qu’il ne fait pas partie «de ceux qui voient dans les mélanges et dans la diversité un risque de perdre notre culture», il s’est attiré les foudres des internautes sur la page Facebook du quotidien montréalais. Pas besoin de faire du théâtre bilingue pour heurter les sensibilités linguistiques et nationalistes, même quand on est, comme Cloutier, indéniablement indépendantiste et défenseur de la culture québécoise. (P. Couture)
The Invisible Man: La Licorne ouvre sa porte au bilinguisme
L’histoire nous apprend que le théâtre montréalais a toujours flirté avec des formes plus ou moins abouties de théâtre bilingue… mais toujours de façon marginale. Or la dernière décennie a favorisé l’émergence d’artistes de moins en moins rebutés par l’idée de mélanger sur scène l’anglais et le français (Annabel Soutar, Catherine Bourgeois, Mani Soleymanlou et Emmanuel Schwartz), dans une nouvelle perspective transculturelle: les langues se confondent de manière créative. La saison théâtrale actuelle nous en a montré un exemple probant: L’homme invisible / The Invisible Man, d’après le recueil de Patrice Desbiens. Si l’appartenance aux deux langues déchire le personnage incarné à deux voix par Guillaume Tremblay et Jimmy Blais, le rendant confus et incomplet, l’alchimie entre le français et l’anglais crée sur scène une polyphonie d’une richesse indéniable. On se réjouit de voir apparaître de plus en plus souvent ces croisements linguistiques fertiles, même s’ils irritent certains puristes. (P. Couture)
La douce revanche de Sugar Sammy
La publicité anglophone de l’humoriste Sugar Sammy, invitant ses détracteurs à porter plainte à l’Office québécois de la langue française, a entraîné plusieurs conséquences: une plainte à L’OLQF de la part de l’avocat François Côté, une tornade de commentaires encourageants ou indignés sur les réseaux sociaux et une accusation de militantisme fédéral de la part de Mathieu Bock-Côté, qui voit dans l’humour du bonhomme qui sent les épices une guerre ouverte au Québec français. Le débat ne semble pas se rapprocher d’un certain terrain d’entente entre les tenants des différentes sensibilités linguistiques ou nationales. Mais le public semble au rendez-vous, et Sophie Durocher a probablement raison: Sugar Sammy is laughing all the way to the bank! (J. Elfassi)
Mommy: un sacré bon film
Le trio chaotique et attendrissant que composent Suzanne Clément, Anne Dorval et Antoine Olivier Pilon a suscité l’ire auditive d’un trio de chroniqueurs indignés par la langue utilisée dans Mommy, de Xavier Dolan. Qualifié d’«artificiel» par Christian Dufour et de «vulgaire et anglicisé» par Christian Rioux, le joual composé de sacres de cette famille banlieusarde atypique, qui participerait à notre «acadianisation, selon Paul Warren, n’aura pas nui à son succès critique, populaire et commercial, tandis que les complaintes d’une langue vivante semblent provenir des échos déformés d’un complexe d’antan. Un peu comme l’affiche du petit chef-d’œuvre, les critiques ont été réduites au silence avec la simple force de l’amour pour le génie de Dolan. (J. Elfassi)