Phèdre / Entrevue avec Jérémie Niel : Au tribunal du désir
Approchant Phèdre par le truchement de son esthétique particulière faite d’images claires-obscures et d’intériorité dévoilée par amplifications sonores, Jérémie Niel mêle les mots de Racine à ceux d’Ovide et Sénèque. Entrevue.
Le metteur en scène Jérémie Niel, assurément l’une des voix les plus fortes de la scène montréalaise, est un homme de paradoxes. Épris de grande littérature, il n’aime toutefois pas laisser la scène être envahie par trop de mots. Il dépouille les œuvres littéraires pour n’en garder que leur substantifique moelle ou leur essence pure, transposant le reste dans des images fortes ou des ambiances envoûtantes. Son esthétique, traversée d’éclairages rasants et de clairs-obscurs, d’apparitions fantomatiques et de silences assumés, est aussi fabriquée par accumulations sonores, à travers un passionnant travail d’amplification des bruits du corps humain mais aussi par des musiques soignées et atmosphériques.
On retrouve tout ça dans sa relecture de Phèdre. Mais nécessairement, à cause de la puissance du récit mythique, la narrativité de son spectacle est plus traditionnelle qu’à son habitude, notamment par l’entremise d’un personnage de narrateur/choryphée interprété par Mani Soleymanlou. Pas question, pour autant, de monter strictement le texte canonique de Racine, qui approche la notion de l’amour de manière bien trop lyrique. «Cet amour ardent, dit-il, cette passion racinienne, m’intéresse très moyennement. » Niel a donc aussi pigé des bribes de texte chez Euripide, Sénèque, Ovide et Dante.
«Dans ces textes plus anciens, explique-t-il, on est évidemment moins proches de la fougue passionnelle à travers laquelle Racine explore Phèdre. Je suis davantage intéressé par la dimension pulsionnelle et animale de son amour, qui est pour moi davantage de l’ordre du désir brut, mais d’une manière grandiose, comme traversée par le divin, dans une échelle du plus-grand-que-soi. L’érotisme et le désir sont à la base de notre exploration, mais évidemment nous cherchons les sources ancestrales et fondamentales de ce désir – le grand sentiment pulsionnel humain incontrôlable qui vient de la nuit des temps et qui est, de ce fait, éminemment tragique.»
Dans les versions ancestrales, en effet, les personnages de Phèdre sont des descendants de Dieu et sont donc, comme le précise Niel, «traversés entièrement par le divin et par le sacré». Le metteur en scène, habitué de sonder l’intériorité profonde de l’humain contemporain (désorienté, déconfessionnalisé et en pleine crise de valeurs) a nécessairement fait pencher la question de l’amour vers une question plus métaphysique. «Que veut dire le tragique aujourd’hui?, demande-t-il. Peut-on être traversés par le sacré? Il ne faut pas oublier que la pulsion de Phèdre, dans le mythe original, n’est pas de sa responsabilité ni de son contrôle: c’est une punition des Dieux. Aujourd’hui, on parlerait davantage de l’inconscient ou du destin pour évoquer ce que les Grecs appelaient «les dieux», mais pour moi c’est un peu le même registre. Sommes-nous capables aujourd’hui d’obéir ou de comprendre cet invisible qui nous habite? C’est la grande question.»
Phèdre, c’est aussi une femme mûre qui tombe follement amoureuse d’un tout jeune homme et qui en vit un remords dévorant. Qui serait donc cette femme aujourd’hui? Quel regard porterait-on sur elle? C’est l’autre grande question qui passionne Jérémie Niel, inquiet d’une société où le jugement de son prochain s’effectue de plus en plus sans cadre de référence, dans une liberté de parole qui est souhaitable mais qui est propice aux dérapages.
«C’est là que, pour moi, Phèdre résonne beaucoup aujourd’hui. Nous sommes dans une époque où la morale est mal définie et où chacun crée sa propre morale, ses propres barrières et ses propres limites. C’est troublant, à certains égards, parce que le jugement populaire n’est pas balisé et se manifeste rapidement et souvent bruyamment. Entendons-nous, je ne m’ennuie pas de l’ordre moral d’antan, qui était trop étroit, mais il y a aujourd’hui un manque de clarté moral qui n’est pas mieux, qui est trop vertigineux, et qui encourage des glissements dangereux. Une femme d’un certain âge qui a du désir pour un jeune homme, c’est l’une des situations typiques que, dans notre époque prétendument libre, on juge cruellement.»
Présenté en première nord-américaine au Festival TransAmériques en mai dernier, le spectacle a été accueilli par une critique très modérée, sinon un peu froide. On a notamment reproché à Jérémie Niel de mal doser la grandiloquence de la partition, de ne pas savoir gérer ses débordements d’émotion. Or, il dit prendre la question très au sérieux.
«Le sujet de l’émotion m’importe profondément, il y a là un vrai défi. Pour préparer ce spectacle, on a regardé beaucoup de mises en scène de Phèdre et je me trouve insatisfait devant la plupart des propositions. Est-ce qu’il est possible, aujourd’hui sur scène, de rejoindre l’émotion via les mots de Racine, qui sont empesés par une tradition de jeu déclamatoire et souvent excessive? La plupart du temps, ces interprétations-là, très ampoulées, me laissent de glace. Je n’ai donc pas encore trouvé la réponse à cette question, sinon que le spectacle pose la question à travers le personnage joué par Mani Soleymanlou. Je cherche à rendre l’émotion contenue dans les vers raciniens sans la démontrer excessivement, parce que l’émotion qui m’intéresse est celle vécue par le spectateur, non celle qu’éprouve l’acteur sur scène. Sauf qu’avec Racine, l’équilibre est difficile à atteindre.»
Jusqu’au 5 décembre à l’Usine C
Du 10 au 13 décembre au Théâtre français du Centre national des arts (Ottawa)