Théâtre à lire / Snob?, de Stéphane Lafleur
Vous le connaissez comme cinéaste ou comme musicien du groupe Avec pas d’casque. Mais cette année, Stéphane Lafleur s’est aussi risqué à l’écriture d’un conte urbain qu’a interprété la comédienne Brigitte Poupart sur la scène de La Licorne. Intitulé Snob?, ce texte réfléchit au phénomène de la culture bobo urbaine en l’observant en dehors des jugements de valeur habituels. Nous vous l’offrons en intégralité.
Les bobos sont-ils des monstres qu’il faut blâmer pour la hausse des loyers dans les quartiers ouvriers ou parce que les commerces branchés qu’ils fréquentent font disparaître progressivement les bineries d’antan? La gentrification est-elle un mal urbain à éradiquer? Ou est-elle synonyme d’un bon goût qu’il faudrait continuer à cultiver?
Stéphane Lafleur, connu pour ses délicieuses observations du quotidien, au cinéma comme en chanson, invente dans Snob? un personnage de femme distinguée que ces questions étonnent au plus haut point et qui nous invite à les prendre à partir d’un autre point de vue. Jusqu’à un certain retournement de situation…
Le portrait nuancé et décalé d’un personnage urbain que vous rencontrerez désormais à tous les coins de rue, sur le Plateau Mont-Royal comme dans Hochelaga-Maisonneuve. Et certainement dans toutes les villes de l’Amérique.
SNOB?
le truc qu’ils m’ont donné
c’est de se placer au milieu de la pièce
comme ça
et puis de faire le tour
de gauche à droite
lentement
on observe
on regarde si tout est à sa place
le grille-pain en stainless
le bol à fruits du Salon des métiers d’art
le Magic Bullet
l’extracteur à jus
la machine à gazéifier l’eau
le sapin de Noël avec les boules achetées au marché aux puces St-Michel
la petite table que j’ai décapée moi-même
c’est ça que les policiers m’ont dit que je devais faire
c’est un bon truc
ça stimule la mémoire visuelle
ils m’ont aussi dit que je pouvais les rappeler
sans problème
si jamais je remarquais quelque chose
j’veux dire
si je remarquais qu’il manquait quelque chose
pour l’ajouter au rapport
pour les assurances…
ça, c’était il y a deux semaines
depuis, j’ai refait le truc très souvent
presque tous les jours
mais il manque rien
tout est là
toutes les belles choses qu’on possède elles sont là
on dirait qu’ils ont rien pris…
c’est étonnant
parce que d’abord il faut savoir que j’aime les belles choses
les bonnes choses
bien faites
avec style
avec goût
j’suis pas snob
j’ai du goût
c’est pas pareil
un bon café le matin
pas un pichet
pas une chaudière d’eau de vaisselle
pas une puck de Nespresso non plus, là
un bon café
est-ce que c’est snob ?
un beau vêtement ?
un beau chandail bien fait
en beau tissu
du cachemire
est-ce que c’est snob du cachemire ?
au lieu d’acheter quatre-cinq guenilles chez Winners
qui ressortent toutes boulochées au bout de trois brassées
pour le même prix
un beau cachemire
est-ce que c’est snob ?
j’pense pas
un bon verre de vin
un bon vin
un Chablis
un Sancerre
qu’on boit lentement
qu’on apprécie
au lieu de se taper la bouteille de Sablette au complet
est-ce que c’est snob ?
c’est pas snob
un bon vin
avec un bon livre
parce que je lis beaucoup
je bouquine
aussi
dans des petites librairies
je lis toutes sortes de choses
l’Alchimiste de Coehlo
j’ai lu ça récemment…
j’ai pas aimé ça !
mais un beau livre
pas une édition de poche qui frise dans le bain
une belle édition
sur du beau papier
qui se tient
est-ce que c’est snob ?
j’pense pas
pas si on l’apprécie
nous on l’apprécie
on se trouve chanceux d’avoir ce qu’on a
d’avoir du goût
c’est tout
je sais ce que tu te dis
mm-mm
j’t’entends
mais non
pas nous
c’est pas nous ça, les p’tits péteux de Westmount
c’est pas nous la clic du plateau
nous c’est Darling / Ontario
rien de foufou
un duplex
on a acheté quand c’était le temps
t’aurais dû voir la place
une vraie soue à cochons
ça en prenait de l’imagination !
on a ça, nous autres,
de l’imagination
on a tout retapé nous-mêmes
j’ai dessiné les plans
j’ai tout choisi
on a fait quelque chose de beau
avec du cachet
on y a mis du temps
pis de l’amour…
pis d’abord pourquoi le bon goût serait réservé aux gens de Westmount pis Outremont, enh ?
c’est des préjugés, ça
ça c’est snob
ÇA, c’est snob !
remarque
si on avait su
peut-être qu’on serait allés ailleurs…
on aurait pu
un autre quartier
avec plus d’arbres
avec moins de…
c’est certain qu’on aurait eu moins grand
c’est un choix qu’on a fait
la vie c’est des choix
on vit pas dans l’abondance
on vit dans la qualité
c’est pas pareil
puis d’une certaine manière
j’pense que ça fait du bien au quartier…
qu’il y ait des gens comme nous, j’veux dire
est-ce que c’est snob que je dise, ça ?
j’pense pas
j’veux dire
à force de demander du prosciutto à l’épicier du coin
il a fini par en mettre dans son comptoir !
des petites victoires, comme ça
tout le monde en profite
le quartier change
pour le mieux
le bon goût c’est le talent, non ?
est-ce que c’est snob d’aimer le talent
d’apprécier le travail bien fait
la connaissance
l’expertise ?
Josée, par exemple !
tout le monde aime Josée
c’est pas snob pour deux cennes c’te brin d’femme-là
elle cuisine avec des bons produits
pis elle sait les mélanger comme du monde
c’est tout
du bon goût
du talent
personne peut lui en vouloir
personne lui en veut
alors quand est-ce que le bon goût devient snob ?
enh ?
elle est où la ligne ?
nous on aime ça aller dans des endroits où y’a des produits de qualité
des boutiques spécialisées
parle-moi pas de grandes surfaces où personne sait rien
quoi ?
non, j’ai pas ma facture
comment ça vous pouvez pas me rembourser ?
ben oui, je l’ai acheté ici
vous voyez bien que je l’ai acheté ici
vous en avez trois rangées pleines de c’te cochonnerie-là !
on était pas rendus à la maison
que ça fonctionnait déjà plus !
mm-mm
oui, oui
je comprends
je comprends tout ça, mais c’est quoi votre nom ?
alors écoutez-moi bien
Liiiiiiise
vous et moi on va pas perdre notre temps ici
parce qu’on sait très bien qu’le p’tit point de jonction
où est-ce qu’on est sensées se r’joindre pis se comprendre
il existe pas
il existe pas c’te p’tit point de jonction-là
nos lignes de vie sont parallèles,
Liiiiiiise
parallèles
alors, faisons-nous une belle faveur
sauvons-nous du temps
j’aimerais ça parler au gérant
parce qu’il faut toujours demander le gérant dans ces places-là
ça finit toujours par le gérant
pis lui y’est facile à reconnaître
c’est la chemise pastel
le petit chargé de pouvoir qui vient faire le coq devant la caissière
l’horreur
(à son mari)
non, mon amour
c’est à mon tour
je m’en occupe
c’est pour ça qu’on préfère les boutiques spécialisées
on aime ça rencontrer des gens qui connaissent leurs produits
discuter
on… on est curieux
c’est ça
on est curieux
est-ce que c’est snob d’être curieux ?
c’est pas snob
nés pour un p’tit peuple ?
no, thank you, sirop !
moi j’aime la bonne papaye bien mûre
j’aime les draps en coton égyptien
le lait d’amandes
les paniers bios
la bonne vaisselle
solide
des poêlons Creuset, agréables à cuisiner
j’aime les sushis de chez Tri
le pain de chez Guillaume
les chocolats de Chloé
me faire prendre par derrière
Noël !
j’aime ça Noël…
j’aimais ça
avant que…
ça
c’est de ça que je voulais te parler
ç’a commencé il y a un mois…
y’a un bon p’tit bistro qui a ouvert pas loin
t’sais la p’tite brune qui est passée à l’émission Les Chefs
non, pas celle qui pleurait en épluchant des oignons, l’autre
en tout cas
on revenait de là quand on l’a vu
peinturé à la cacanne sur la porte d’en avant
c’était écrit «ton condo, c’est l’ennui» en grosses lettres rouges
sur notre porte
pendant une minute, j’ai pensé que c’était pas notre maison
qu’on s’était trompés de rue
j’pouvais pas l’croire
c’est pas nous, ça
ça peut pas être de nous qu’ils parlent
après tout ce qu’on a fait pour le quartier !
«ton condo… c’est l’ennui»
d’abord, techniquement, c’est pas ça un condo
et puis «ennui» ça prend pas de «e» à la fin
comme si c’était féminin !
on devrait appeler la police, j’ai dit
ça servira à rien, qu’il m’a dit
y feront rien avec ça
c’est juste des p’tits bums du quartier
parce que ça des p’tits pas fins,
c’est pas ça qui manque dans le coin
j’les vois rouler en bécique sur le trottoir
pis donner des coups de pieds dans les portes des voitures stationnées
personne dit rien !
tout le monde fait comme si c’était normal de donner des coups de pieds dans des portes de chars !
le lendemain, j’ai frotté comme une folle
mais ça part pas
j’vais la repeinturer, qu’il m’a dit
mais il l’a pas fait
une semaine après, c’était encore là
ça fait que je suis allée acheter une couronne de Noël
j’ai pris la plus grosse qu’y avait
pis je l’ai installée
sur la porte
mais
ça couvre juste la moitié
il reste «l’ennui»
écrit en grosses lettres rouges
difficile de le manquer
on voit juste ça
mais l’histoire finit pas là
y’a deux semaines
en pleine nuit
du bruit dans la maison
j’étais toute seule
lui était parti en voyage d’affaires
ça lui arrive de plus en plus souvent
ça pis les longues heures au bureau jusqu’à tard le soir
pis les fins de semaine aussi, des fois
je sais ce que tu t’dis
je t’entends
mais tu sais quoi ?
j’sais tout ça
pis ça me dérange pas
c’est comme ça
c’est le bruit qui m’a réveillée
quelque chose de brisé
on n’a pas d’animal, je suis allergique
on n’a pas d’enfant non plus
parce que…
c’est compliqué
après je sais plus trop
j’ai peut-être entendu des voix
je sais plus
j’me suis levée lentement
j’ai pris la première affaire qui m’est tombée sous la main
un beau vase que j’avais acheté à Baie St-Paul
une belle pièce, massive
as-tu déjà assomé quelqu’un, toi ?
je suis descendue avec le vase
en faisant le moins de bruit possible
mais on a fait les marches en bois de grange
ça craque
c’est l’inconvénient
c’est certain
– Est-ce qu’il y a quelqu’un ?
j’ai dit ça
c’est tu assez nisaiseux comme question, mais c’est ça qui est sorti
je suis entrée dans la cuisine pis là…
pis là
j’ai vu quelque chose sur le plancher
je me suis approchée
j’aurais dû ouvrir la lumière
on a un beau lustre en plus
c’est un lampiste dans la p’tite Italie qui fait ça
tu l’as peut-être vu dans La Presse +
ça peut avoir l’air cher sur le coup
mais une belle lampe
tu croirais pas à ça comment ça rehausse une pièce
mais je sais pas pourquoi, j’y ai pas pensé
d’allumer la maudite lampe
je me suis penchée pour voir c’que c’était
c’était une brique
juste une brique rouge
mais une brique au milieu de la cuisine
de ma cuisine
c’est là que j’ai senti le courant d’air
le rideau ondulait
y’avait un gros trou dans la porte patio
c’est juste à ce moment-là que j’ai réalisé que j’étais descendue nue pieds
pis que je marchais dans la vitre
un mélange de neige pis de sang…
j’ai appelé la police
tant pis, j’me suis dit
ils sont arrivés au bout de 20 minutes
y’en a un qui est allé voir derrière, jusque dans la ruelle !
l’autre est resté avec moi
il a fait le tour de la maison
y’a trouvé ça ben beau
y’a pris des photos de la salle de bain pour ses rénos
c’est lui qui m’a donné le truc
le truc de regarder autour
il m’a posé des questions
on a rempli le rapport
pis après il m’a dit que ça serait peut-être une bonne idée que j’aille dormir ailleurs
chez une amie…
(long silence. elle regarde quelques personnes dans le public.)
depuis j’essaie de comprendre
pourquoi ils ont fait ça ?
est-ce qu’ils vont revenir ?
mon chum me dit de pas m’inquiéter
y’est ben occupé ces temps-ci…
des fois, quand y’est pas là
j’me lève en pleine nuit pour faire le truc
je m’installe au milieu de la cuisine
pis je fais l’inventaire
mais il manque jamais rien
tout est là
à sa place
comme hier…
on dirait que j’aimerais ça qu’il manque quelque chose
que ça ait bougé
pour faire changement…
ce matin, le policier m’a appelé
il m’a dit qu’ils avaient arrêté trois jeunes garcons hier
trois jeunes garcons du quartier
il m’a demandé de passer pour voir si je pourrais pas les identifier
le policier m’a dit qu’ils avaient trouvé des cannes de peinture dans leurs sacs…
des cannes de peinture rouge
ça doit être eux autres, que j’me suis dit
fait que j’ai dit que c’était eux autres…
je sais pas trop ce qu’il va leur arriver
je pense qu’ils vont avoir un procès
c’est long ces affaires-là
ensuite j’suis venue ici
dans le centre-ville
j’avais besoin de me changer les idées
de penser à autres choses
il a commencé a neiger
ils annoncent 30 centimètres cette nuit
on va avoir un beau Noël blanc
c’est plein de monde qui magasinent
depuis tantôt que j’fixe la vitrine de Noël du Ogilvy
coin Ste-Catherine / De la Montagne
les petits animaux mécaniques
ils ont tous l’air gentils
on aurait presqu’envie qu’ils soient vrais
y’en a un qui tourne sur lui-même
on dirait qu’il fait le truc lui aussi
pourquoi ils ont fait ça ?
pourquoi moi ?
je veux leur dire qu’ils se trompent de personne
c’est pas moi
moi je suis avec eux autres
je veux que vous sachiez que je suis de votre bord
on est ensemble
on veut la même chose
ensemble…
j’espère que vous allez revenir
j’ai laissé la porte ouverte
ah !
regarde le porc-épic avec le tablier
il rentre dans la cuisine
il sort de la cuisine
il rentre
il sort
rentre
sort
rentre
sort
rentre
sort
rentre
sort…