Soeurs, de Wajdi Mouawad / Annick Bergeron en plein dédoublement identitaire
Scène

Soeurs, de Wajdi Mouawad / Annick Bergeron en plein dédoublement identitaire

Déracinement et introspections sont au coeur de Soeurs, nouveau spectacle polyphonique d’un Wajdi Mouawad revisitant son passé familial. Sa sœur Nayla Mouawad a inspiré la pièce cocréée avec la comédienne Annick Bergeron. Discussion avec l’actrice.

Dans Seuls, solo de Wajdi Mouawad vu à Montréal en 2008, l’homme de théâtre inventait un personnage alter-ego qui, enfermé toute une nuit au Musée de l’Ermitage, se lançait dans une introspection identitaire et tentait de reconquérir la langue arabe oubliée. Soeurs en est la suite logique, le prolongement naturel et le deuxième maillon de ce que Mouawad a appelé un « cycle domestique » dans lequel apparaîtront aussi d’autres personnages familiers, s’exprimant de manière intimiste dans des soliloques quittant peu à peu le réalisme au profit d’un éclatement scénique manifeste.

Or, écrire au sujet de Nayla Mouawad n’a pas été naturel pour l’auteur d’Incendies et Littoral, plus à l’aise avec les personnages d’héroïnes grandioses au cœur de récits épiques. «C’était intimidant et incestueux pour lui de s’intéresser de si près à la vie de sa sœur, explique Annick Bergeron. J’ai donc été rapidement intégrée dans le processus. J’ai servi d’intermédiaire. J’ai rencontré sa sœur à plusieurs reprises pendant toute une année, développant avec elle des liens importants. Il faut dire qu’on est toutes les deux des sœurs aînées, qu’on a le même âge, qu’on s’occupe toutes deux d’un parent vieillissant. La position  qu’on occupe dans la fratrie, mais aussi les questionnements existentiels qui nous habitent, sont similaires.»

Crédit: Pascal Gely
Crédit: Pascal Gely

Dans cette démarche d’autofiction qui puise dans le réel pour ensuite s’en dissocier,  Wajdi a croisé les perspectives de Nayla et Annick, leur inventant ensuite des personnages de femmes se rencontrant dans un hôtel d’Ottawa où elles sont confinées par une nuit de tempête. «Cette recherche de vérité dans le réel, dit la comédienne, c’est un matériau riche. Ces dernières années j’ai travaillé plusieurs fois des matériaux de cette nature, notamment dans Moi dans les ruines rouges du siècle, d’Olivier Kemeid, où y’avait une richesse psychologique des personnages, mais aussi une inscription dans la Grande histoire, ou une certaine inscription sociale. C’est pareil dans Sœurs, même si la parole demeure de nature plus intime.»

Une chose est sûre : de l’héroïne de guerre à l’héroïne du quotidien, Mouawad sait créer des personnages féminins d’envergure.  La parole féminine, dans son œuvre, est toujours puissante. «Dès mes premières rencontres avec lui, raconte Bergeron, quand on travaillait sur la genèse d’Incendies, j’ai compris qu’il avait une fascination pour les femmes fortes. Il est passionné par ces femmes qui, à travers le monde, en situation de guerre, ont tenu à bout de bras des situations incroyables. Mais je le découvre aujourd’hui apte à témoigner de la situation de femmes qui mènent des combats plus domestiques. Croire en la puissance du féminin, je pense que ça fait partie de son univers intime, de ses convictions, de son rapport au monde. Il écrit des splendides textes pour les femmes.»

Crédit: Pascal Gely
Crédit: Pascal Gely

Dans cette chambre d’hôtel anonyme, la parole se délie, suivant les principes d’une dramaturgie de la remémoration, à travers une série de retours dans le passé. «Ces deux femmes finiront par se questionner sur les combats des générations qui les ont précédés, lesquels, même s’ils ne leur appartiennent pas en propre, agissent en elles malgré tout. On est tous inconsciemment porteurs de ce que nos parents ont vécu. Même si on voulait se débarrasser de cet héritage, il ressurgit sans cesse, et on en est toujours les premiers surpris. La pièce pose donc la question du devoir de mémoire, du devoir de poursuivre ces combats, de leur faire honneur, sans répondre à cette question qui est complexe, car l’héritage est parfois lourd à porter.»

Et comme dans Seuls, ce questionnement se vit dans la solitude. Parce que le rôle de la sœur aînée, pense Annick Bergeron, dans les traditions occidentales comme orientales, «est celui d’être la donneuse de soins, la mémoire de la famille, l’entreteneuse de liens familiaux : ce rôle est celui d’une mère de substitution, un prolongement du rôle de la mère, et avec ça vient une solitude, un isolement, un sentiment d’étrangeté.»

C’est bien cette étrangeté que la pièce compte explorer, quittant peu à peu la domesticité pour entrer, comme souvent dans l’écriture mouawadienne, dans l’espace des rêves et dans un territoire métaphorique nourri. «Il y a un point de bascule, à un moment, qui fait déraper, basculer le spectacle vers l’espace irrationnel, dans un autre versant de la réalité. C’est aussi, comme dans Seuls, un travail formel polyphonique, qui tire profit de la vidéo et du son. Depuis un moment, Wajdi ne considère plus l’écriture comme un geste solitaire avec le crayon. Dans ce spectacle, le travail sur le son est prépondérant.»

Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 7 février