Un tramway nommé désir : «Ce dont tu parles, c'est du désir bestial»
Scène

Un tramway nommé désir : «Ce dont tu parles, c’est du désir bestial»

Elle est sexy et intelligente, cette version du Tramway nommé désir! Décidé à faire pencher la pièce de Tennessee Williams vers la pulsion davantage que la psychologie, Serge Denoncourt offre un travail soigné et passionnant, aux couches de sens multiples et à l’érotisme aussi affriolant qu’éloquent.

Il est hyperactif, hyper-prolifique et, nécessairement, il n’atteint pas la grâce à tous coups. Mais il faut bien admettre que Serge Denoncourt traverse actuellement une période artistique très féconde. Le cycle de créations qu’il a entamé l’an dernier avec Les liaisons dangereuses et qui se poursuit ici dans Un tramway nommé désir nous le montre au sommet de sa forme et capable de relectures passionnantes de textes canoniques empreints de sexualité sophistiquée.

Généralement offerts à la scène à travers un voile de pudeur qui correspond à l’époque de leur création originale, ces pièces explorent les tiraillements psychologiques de la concupiscence ou la difficile inscription d’une sexualité libre dans des sociétés castrantes. Des thèmes encore d’actualité, il va sans dire, dans un monde dominé par l’hypersexualisation mais aussi par le culte des apparences et de la performance. Ces œuvres se retrouvent ici déshabillées, vues dans leur essence charnelle, assumées telles qu’elles sont, avec nudité frontale et frissonnements décomplexés.  On pourrait accuser le metteur en scène de voyeurisme primaire, de nudité gratuite, de sexe exposé pour faire provoc ou par effet de mode. Or, il n’en est rien.

Manoeuvrant ici ou là dans quelques références cinématographiques, jumelant ici ou là profondeur psychologique et fornication énergique, alliant effets spectaculaires et ambiance intimiste, Denoncourt ne réduit jamais les enjeux fondamentaux du Tramway à d’insignifiantes histoires de cul, même s’il met en lumière, comme il se doit (et absolument sans filtre), que le cul domine les relations de Blanche, Stan, Stella et Mitch. Quand Blanche Dubois débarque chez sa sœur et y rencontre l’amoureux brutal de sa frangine, ses repères sont bousculés et la belle sombre dans l’ivresse et le mensonge, avant de revisiter douloureusement un passé amoureux et sexuel complexe. On ne perd rien de ce parcours, dans le spectacle de l’Espace GO, tout en retrouvant la dimension profondément charnelle de l’écriture de Tennessee Williams, patiemment mise en relief par Serge Denoncourt.
 

Une relecture subtile mais marquante

 
Sur la scène de l’Espace GO apparaît d’abord Tennessee Williams lui-même (Dany Boudreault), jouant le rôle de l’auteur manipulant ses personnages comme des marionnettes, les introduisant à la scène et se mêlant légèrement à leurs jeux sexuels. C’est la première audace de cette adaptation qui demeure assez fidèle au texte original mais qui en recompose certains éléments grâce à cette incursion de l’auteur dans sa propre pièce. Une métathéâtralité intéressante, qui permet une distance salutaire et qui, en fait, ramène l’œuvre à ses fondements charnels en imaginant un Tennessee Williams  gourmand, qui assume une sexualité libre et affranchie des normes puritaines de sa société, tout en demeurant fin manipulateur des mots et de la psyché. Ce spectacle teinté de la véritable présence de Tennessee Williams serait, selon l’approche ici préconisée, plus proche de l’essence de l’œuvre que les mises en scène pudiques usuelles. Il y a une certaine arrogance dans cette posture de mise en scène, une prétention à la Vérité qui pourra irriter quelques puristes. Nous n’en sommes pas. D’autant que cette mise en scène lascive, faite de langueur et d’ivresse légère, puis d’élégance contrôlée et d’ambiances cinématographiques puissamment relevées par une efficace trame sonore d’époque, mise juste à presque tous coups.

À travers l’omniprésence du bain, de la douche et de la toilette, utilisées comme lieux de scènes intimes variées, la mise en scène de Denoncourt propose une sorte d’insistance sur le bas corporel, sur le corps dans ses fonctions primaires, sans jamais verser dans le scatologisme ou la grossièreté. Le spectacle explore plutôt le corps comme univers intime, lieu d’essentialisme, de retour à un soi charnel et concupiscent. Blanche Dubois, un ego brisé à la psychologie complexe, devient ici un corps agissant davantage qu’une âme écorchée: la salle de bain est le lieu d’expression de sa vulnérabilité – et tout cela est éloquent et fructueux. L’attirance manifeste de Blanche pour Stan, présente dans le sous-texte, se joue également ici dans le corps, mais tout à fait subtilement, en arrière-plan.

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Céline Bonnier (Blanche) et Éric Robidoux (Stan) / Crédit: Caroline Laberge

 
Malgré ces subtilités, la mise en scène de Serge Denoncourt n’est pas dénuée d’effets spectaculaires puissants, générateurs d’émotions fortes. Les scènes de bagarre et d’ivresse, notamment, sont jouées sur éclairages pleins feux et musique tonitruante. Ces effets très pompeux, cette spectacularisation qui pourrait paraître artificielle, s’avère aussi d’une grande justesse et apte à rendre l’agitation des cœurs, la brûlure qui investit les personnages dans le choc de leurs égos surdimensionnés et de leurs quêtes de plaisir.

Néanmoins, outre la composition du personnage de Blanche qui est très complexe et tient compte de la psychologie comme du contexte social (on y reviendra), on pourrait reprocher à cette mise en scène de ne pas assez montrer le carcan social, de mal représenter l’hostilité du monde extérieur à l’égard de la sexualité vécue par Stan et Stella. La présence de la société, de son moralisme et de son puritanisme, est peu vue, peu mise en scène, évoquée un peu trop lointainement, peut-être. Mais on ne peut pas accuser si fort un metteur en scène d’avoir su faire des choix et de se concentrer sur ce qui lui paraît essentiel.
 

Une direction d’acteurs contrastée

Finement travaillé, chaque personnage est ici l’objet d’une composition singulière, qui entre en choc avec l’autre à travers une série de ruptures. Indéniablement, le metteur en scène cultive le contraste dans les niveaux de jeu: plus maniéré chez Céline Bonnier (Blanche) et Dany Boudreault, plus réaliste et libre chez Magalie Lépine-Blondeau (Stella) et Éric Robidoux (Stan), au point qu’ils semblent appartenir à des époques différentes autant qu’à des classes sociales différentes. Ce qui est plutôt juste: un monde les sépare. On les imagine même séparés par des continents, tellement la préciosité de Blanche appartient à l’ancien monde (le vieux continent), et tant la frivolité de Stan et de Stella sont emblématiques de l’Amérique profonde (ici à travers une coloration québécoise, une langue non-normative, très montréalaise). Les ruptures dans les niveaux de langue et dans les accentuations sont hyper-maîtrisées.

En Tennessee Williams se métamorphosant peu à peu pour jouer les rôles de jeunes garçons fantasmés par Blanche, Dany Boudreault ressemble à un Cocteau halluciné. On trouve là un personnage très campé dans le désir, donc proche de Blanche, mais aussi un homme sophistiqué autant que ludique, une figure littéraire un peu glamour, qui savoure sa propre parole  et qui fait très poète dandy. Savoureux.

On l’a lu partout ailleurs: Céline Bonnier offre une performance remarquable. Sa Blanche Dubois est agitée, mais sincère et empathique malgré sa névrose constante. Nerveuse, ses gestes sont syncopés, et son élégance calculée se fracture par une insécurité grandissante, d’ailleurs graduellement contaminée par l’ivresse. Un mélange savant de contrôle, d’image travaillée, et de vulnérabilité criante, ou de faille apparente. C’est une composition précise, touchante: vraiment du grand art. En elle se cristallisent les éléments d’une société dictée par les apparences et les convenances, mais aussi un monde hostile dans lequel nos fragilités éclosent bruyamment. C’est l’Amérique des années 40, certes, mais c’est aussi absolument celle d’aujourd’hui, dominée par les apparences et le culte de la performance. L’interprétation de Bonnier rend tout ça, fait apparaître ces dichotomies magistralement.

Eric Robidoux, connu pour son jeu physique agile et décomplexé, fait de Stanley Kowalsky une bête de sexe, certes, qui a la dégaine d’un Marlon Brando stéroïdé, mais aussi une personnalité intempestive et brutale qui n’est pas dénuée de fragilité. Doucement, le comédien arrive à faire apparaître les blessures de Stan et à montrer sa carcasse d’homme brisé par des origines polonaises que l’Amérique ne cesse de malmener.

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Céline Bonnier (Blanche) et Jean-Moïse Martin (Mitch) / Crédit: Caroline Laberge

 
Mitch, le bon bougre qui courtisera tant bien que mal la belle Blanche, est adroitement incarné par Jean-Moïse Martin, un acteur méconnu qui trouve enfin là un rôle à sa véritable hauteur. Sa bonhomie, juste assez accentuée, et ses maladresses avec les femmes sont éloquentes: manifestations gauches du refoulement de sa sexualité et d’une vie passée aux chevilles de sa mère.

La composition de Magalie Lépine-Blondeau est moins claire. Sa Stella a un ton emprunté et rieur, une forme de naïveté assortie de sensualité, comme une candeur enfantine rapidement dominée par une gourmandise sexuelle qui ne lui sied guère. Quelque chose cloche également dans son indolence, comme si elle était constamment sous l’effet d’une drogue légère qui ne correspond pas à la violence ou à l’intempestivité de ses comportements. Son jeu physique, à fleur de peau, est toutefois probant.

Le sexe, d’ailleurs, saisit ces personnages dans un mouvement progressif très joliment mené. Ce seront d’abord des effleurements doux, subtils mais remarqués, puis des branlettes à travers le jean, exécutés dans les coins reculés de la scène, avant que soient représentés concrètement les ébats sexuels. Denoncourt orchestre une sorte de lente propagation du désir, meublant d’un érotisme sublimé tous les espaces possible du plateau.
 

Une plasticité manifeste

Avec sa vaste profondeur, la brillante scénographie de Julie Measroch fait coexister très simplement différents espaces et permet au metteur en scène de créer de délicieux effets de effet de superposition et d’accumulation de l’action. D’une manière très fluide, Denoncourt travaille l’action par couches, superposant les situations les unes aux autres dans ce vaste espace, sans jamais égarer l’attention du spectateur vers l’essentiel. Cette scéno rappelle d’ailleurs à certains égards le formidable travail d’Anna Viebrock, scénographe attitrée du metteur en scène suisse-allemand Christoph Marthaler (l’aspect rétro en moins). Les projections vidéo de Gabriel Coutu-Dumont, incrustées dans les murs texturés bois, rappellent le film d’Elia Kazan, dans une intertextualité très féconde.

Vraiment un spectacle brillant et sexy, auquel on souhaite une longue vie.

 

À l’Espace Go jusqu’au 15 février 2015 (complet)
En reprise du 12 au 23 janvier 2016