Splendeur du mobilier russe : Aller simple Québec/Russie
Scène

Splendeur du mobilier russe : Aller simple Québec/Russie

Le Groupe de poésie moderne est connu pour un théâtre rythmé et fantaisiste qui tire profit de la virtuosité verbale de ses acteurs et de leur plaisir à jongler avec la langue. Or, dans leur nouveau spectacle Splendeurs du mobilier russe, ils s’égarent dans une narrativité brouillée et nous perdent au passage.

Ils sont cinq. Des habitués de la compagnie (comme Christophe Rapin) et des nouveaux collaborateurs (comme Sophie Faucher et Larissa Corriveau). Pourtant, Splendeur du mobilier russe se présente d’emblée comme une pièce hyper-référencée, avec évocations du travail antérieur de la compagnie et par le biais d’une intrigue conçue autour de la disparition du metteur en scène Bob (Robert Reid). Cette mise en abyme, doublée à une tentative d’inscription de la narrativité dans un arrière-plan littéraire russe, sera l’une des nombreuses et cahoteuses voies empruntées par ce spectacle.

Il y a pourtant quelque chose de séduisant, d’à priori enlevant, dans ce spectacle qui va dans toutes les directions et ne manque pas d’énergie. Le jeu est physique, ample, illustratif, mais aussi expressif et aventurier. Nous sommes ici dans une forme particulièrement vive de théâtre-récit, où les acteurs se racontent davantage qu’ils ne dialoguent, demeurant quelque peu à distance de leurs péripéties tout en les incarnant par une narration vigoureuse. On les suivra ainsi de Montréal à St-Petersbourg, en quête d’une histoire à raconter et d’un nouveau souffle pour leur compagnie, le Groupe de poésie moderne.

Mais quelque chose cloche. Il s’agit de théâtre-récit dont le but ne serait pas de créer de la distance ou de travailler les sentiers de la mémoire: à vrai dire on cherche le sens de ce jeu distancié qui n’en est pas vraiment un. La cohérence de cette narrativité alambiquée n’apparaît jamais clairement, et les récits enchevêtrés ne semblent jamais se résoudre dans une quelconque finalité. Sauf peut-être dans un certain ludisme de la désorientation. Dans une joie de la bifurcation. Mais il faut bien conclure que ces désordonnancements, qui nous mènent de la salle de répétition du Groupe de poésie moderne jusqu’à un salon russe de carton-pâte, sont bien infertiles. La confusion narrative semble volontaire, mais elle nous paraît bien inutile. Si la narrativité arrive parfois à créer une illusion de théâtre épique, et à flirter avec le tragique, ces moments sont rares. On peut aussi y voir, tout simplement, une ode à la création pure, un hommage au plaisir de raconter. Mais c’est bien mince.

Il y a aussi, partout, une métathéâtralité manifeste. Les cadres de scène se défont, les rideaux tombent pour laisser voir d’autres cadres et d’autres rideaux. Les acteurs lisent le programme de soirée de leur propre pièce, font référence au metteur en scène disparu, évoquent les auteurs. On y retrouve, certes, une référence à la grandeur de la littérature russe, tout autant que celle-ci est moquée. Mais il n’y a pas dans ce texte de Benoît Paiment de véritable parenté, ou même pas de soupçon de caricature, des Tolstoï ou Tchekhov de ce monde. Quand, soudain, semble pointer une intertextualité avec Dostoïevski, à travers une moquerie au sujet de l’ampleur de sa littérature et son caractère emphatique et mélancolique, ou au sujet d’Anna Karénine, le filon est trop vite abandonné au profit de la prochaine lubie.

Et surtout, le travail sur la langue, jadis l’une des forces du Groupe de poésie moderne, est ici négligé au profit de sentiers narratifs confus. Il y a bien, ici ou là, une omission de certaines syllabes, une interversion des phonèmes, mais rien de bien signifiant. De temps en temps, une réplique en québécois populaire s’infiltre dans le dialogue autrement plus soutenu, comme il y a mélange de folklore russe et québécois. Une manière de rapprocher les cultures de Moscou et de Montréal: cette dernière exploration est d’ailleurs davantage ingénieuse, portée par un interculturalisme inspiré.

À l’Espace Libre jusqu’au 21 février 2015