Coeur : Tête-à-tête avec Kathryn Hunter, comme un poisson dans l'eau chez Robert Lepage
Scène

Coeur : Tête-à-tête avec Kathryn Hunter, comme un poisson dans l’eau chez Robert Lepage

Dans Coeur, deuxième volet de la tétralogie Jeux de cartes de Robert Lepage, la comédienne anglaise d’origine greco-américaine Kathryn Hunter brille de son jeu puissant et de sa présence irradiante. Alors que le spectacle a repris l’affiche de la Tohu, nous avons rencontré cette adepte d’un théâtre corporel saisissant, capable de toutes les métamorphoses.

Racontant la quête identitaire d’un chauffeur de taxi de Limoilou (Reda Guerinik) qui part sur les traces de ses origines algériennes, Coeur est une fable interculturelle campée entre le Québec, la France et l’Algérie. De sa physionomie frêle mais armée d’une présence lumineuse et d’une voix rocailleuse mais puissante, Kathryn Hunter y joue la grand-mère algérienne ayant abandonné famille et patrie pour reconstruire sa vie loin du tumulte de la guerre et loin des violences d’un nationalisme obtus.

Musulmane modérée, aimante et attentionnée, ce personnage auquel la comédienne confère une touchante humanité offre une perspective rassurante à ceux qui seraient tentés d’associer courtement islam et terrorisme, en cette période post-Charlie qui ne s’embarrase pas toujours de nuances. La comédienne, qui vient de passer plusieurs semaines à Paris à jouer Beckett dans une mise en scène de Peter Brook, insiste elle-même sur cet enjeu qui la passionne. «C’est une grande question: comment créer des rapprochements entre ces deux grandes religions qui déchirent aujourd’hui l’Occident, le christianisme et l’islam. Parfois le théâtre peut jouer un petit rôle. Je pense que le personnage du spectacle de Robert Lepage peut contribuer à montrer une image normale de l’islam, cet islam que les journaux ne racontent pas assez, qui est fait d’une foi toute simple et humaniste.»
 

Un théâtre transculturel

Kathryn Hunter partage ainsi avec Robert Lepage un goût pour un théâtre transculturel qui envisage le monde comme un territoire où les frontières, certes scrutées attentivement, ne paraissent jamais infranchissables. «Je me réjouis personnellement d’appartenir à aucune nation particulière, dit-elle. Mes parents étaient grecs, je suis née en Amérique, j’ai vécu toute ma vie à Londres, mon époux est Italien, et je voyage partout; je joue en Angleterre et beaucoup au Japon. Je suis transculturelle. Par contre, jouer ce rôle de grand-mère qui a une forte connexion avec son pays me touche beaucoup. Car cette femme a dû changer son nom, abandonner beaucoup de choses qui la définissaient, et c’est facile de se reconnaître dans cette notion de perte de soi, quels qu’en soient les paramètres.»

«Je pense, poursuit-elle, que Robert Lepage est tout à fait comme moi. Son identité québécoise est très forte, mais il a une si forte curiosité pour le reste du monde et un regard qui embrasse si large qu’il me semble qu’il a une identité mutliple et flottante. Il y a quelque chose de profondément beau là-dedans. Et en ce sens, Robert ressemble à Peter Brook, avec qui j’ai beaucoup travaillé, et qui aime les distributions interculturelles. Toutes les grandes oeuvres sont destinées à cet universalisme et à cet interculturalisme, je pense, et c’est particulièrement vrai de Shakespeare, que j’ai beaucoup joué dans les mises en scène de Peter.»

Rappelons que Peter Brook, légende du théâtre contemporain européen, a déjà fait jouer Hamlet par un acteur noir, une audace qui avait déplacé beaucoup de perspectives et de préconceptions à l’époque.
 

 
La quête d’un monde mouvant et multiple n’est pas le seul élément qui unit les personnalités de Kathryn Hunter et Robert Lepage: tous deux ont toujours entretenu un fort intérêt pour un théâtre de mouvement, ou théâtre de corps, à la manière Jacques Lecoq. Formée à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres, où elle a suivi un cours théâtral très classique, elle a ensuite travaillé à de nombreuses reprises au Theatre Complicite, la célèbre troupe britannique de Simon McBurney.
 

Mouvement et métamorphoses

«C’est avec Simon, dit-elle, que j’ai davantage travaillé le mouvement, et c’était comme une seconde formation pour moi. Mais ce que j’ai appris chez McBurney c’est aussi la notion de théâtre d’ensemble, une forme de théâtre dans lequel la responsabilité de la narration est collective, dans lequel l’écriture se fait à l’unisson. Chez Robert Lepage, c’est encore davantage le cas. Il nous introduit à des thèmes, puis nous invite à discuter, à apporter du matériel, à improviser, et le spectacle s’écrit comme ça, de manière organique et collective. Lepage croit aussi que les choses soient interconnectées, que toutes les narrations de nos vies se rencontrent à un point ou un autre: ensemble on travaille à tisser les liens. C’est une méthode vraiment stimulante.»

Le personnage de grand-mère musulmane, par exemple, est apparu au fil des répétitions alors que la troupe ressentait le besoin de connaître la famille du personnage joué par Reda Guerenik. Abandonnant progressivement l’idée de faire apparaître sa mère, Kathryn Hunter a pensé le faire évoluer plus près de sa grand-mère, ainsi plus proche de ses racines algériennes et du passé trouble de la guerre. «Il y a évidemment beaucoup de moi dans ce personnage, explique-t-elle. Dans le sens où j’ai toujours eu une connexion avec les personnes âgées, même quand j’étais toute jeune. Je ne connaissais par contre pas grand-chose de l’Algérie, et ce fut passionnant de plonger dans cette histoire trouble.»
 

À la Tohu jusqu’au 28 février