Selfie : Se regarder jusqu'à l'abîme
Scène

Selfie : Se regarder jusqu’à l’abîme

Jusqu’où ira notre besoin de s’exposer et d’être regardé? Dans Selfie, l’équipe qui nous a donné le iShow pose cette grande question et poursuit une réflexion sur notre appétit à produire et à dévoiler des images de plus en plus intimes de nous-mêmes.

«Maintenant / Je veux baiser / Dans le repos de mon image / Sans savoir que mes cheveux s’emmêlent. » Ainsi s’exprime Christina, personnage joué par la comédienne Christine Beaulieu dans Selfie, après s’être retiré les globes oculaires à l’aide d’une petite cuillère d’argent. Car si Selfie interroge l’obsession d’être vu et de s’auto-observer, la pièce imagine aussi un futur dans lequel cette contemplation extrême de soi se rendrait jusqu’à des extrémités d’auto-effacement ou de regard fantasmatiquement tourné vers l’intérieur de soi. Loin de se contenter d’interroger le phénomène actuel d’égoportrait sur le web (une question qui les taraude depuis leur marquant iShow), les co-créateurs Philippe CyrSarah Berthiaume et Edith Patenaude proposent de fouiller la pulsion humaine qui nous pousse à nous offrir comme objets de fantasme. Déclin du privé, obsession de l’image, auto-excitation par production d’images de soi: c’est le champ de réflexion vaste et vertigineux que ce spectacle construit par accumulation de tableaux.

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Philippe Cyr / Crédit: Julie Artacho

Ils sont en tournée en France pour le iShow quand on les attrape via Skype. La création collective, qui utilise notamment Chatroulette et Facebook pour interroger nos comportements web et nos voyeurismes ordinaires, y récolte un beau succès. Même si Selfie n’est pas taillé dans le même roc – «parce que c’est un spectacle plus littéraire qui n’utilise pas directement les réseaux sociaux sur scène» –, la nouvelle production est née dans ses marges, interrogeant comme elle le «rapport à la sexualité et au dévoilement». «On avait ouvert ce sujet par petites fenêtres dans le iShow, dit Philippe Cyr, et là on y va la porte grande ouverte.»

Dans cette «expérimentation où les comédiens sont leur propre sujet d’études», il n’y aura aucun compromis dans le travail des corps: exposés crûment et même «explicitement». «Le corps sert de matériau, explique Edith Patenaude. Il est matière sexuelle et matière organique, et il apparaît aussi dans le langage vidéo qu’on a développé. Ce n’est pas de la porno, bien sûr, mais on a la forte conviction que pour aller au bout de nos idées et de notre réflexion, il fallait aller dans une certaine forme d’explicite.» La chorégraphe Mélanie Demers a contribué à ce travail.

Crédit: Antoine Bordeleau
Crédit: Antoine Bordeleau

«Comme comédienne, ajoute Christine Beaulieu, cette question du rapport au corps et à l’image me touche beaucoup. Cette année particulièrement, j’ai été sollicitée pour me dévoiler constamment davantage, au cinéma comme au théâtre. Je suis souvent en conflit avec cette demande, mais le projet Selfie me permet de comprendre ce que mon corps peut dire en soi, dans sa nudité, en quoi il est porteur de sens, d’identité, mais aussi de mystères et assurément pas seulement de sexualité. Mais, surtout, le spectacle interroge brillamment notre désir d’être notre propre fantasme. Jusqu’où l’humain ira pour s’auto-regarder, s’auto-exciter? C’est une question passionnante.»

Le regard sur soi: contemporain mais universel

L’égoportrait est un phénomène qu’on documente abondamment en ce moment, avec raison, parce qu’il s’inscrit dans un contexte plus large d’accès facile à la pornographie et à des images jadis considérées comme intimes. Mais les co-créateurs

Sarah Berthiaume / Crédit: Jérémie Battaglia
Sarah Berthiaume / Crédit: Jérémie Battaglia

de Selfie savent bien que le phénomène n’est pas particulièrement neuf. «En prenant du recul, explique Sarah Berthiaume, on réalise que le selfie s’inscrit évidemment dans l’histoire de l’autoportrait mais aussi, par extension, dans celle de l’art érotique. Le spectacle s’en inspire pour faire un parcours dans l’histoire de l’art, mais plus précisément dans l’histoire de l’art « autosubjectif », ou dans ce qu’on pourrait appeler « l’histoire du regard posé sur soi comme objet de fantasme ».»

Edith Patenaude / Crédit: Marianne Noel-Allen
Edith Patenaude / Crédit: Marianne Noel-Allen

«Évidemment, poursuit Edith Patenaude, Internet a démocratisé la possibilité de s’exposer, et le spectateur contemporain va analyser le spectacle selon cette perspective. Mais le show essaie de se demander quelle sera la prochaine étape, une fois qu’on aura atteint le bout des possibilités actuelles d’exposition de soi sur Internet. Une fois qu’on a été explicite sur le corps, va-t-on exposer d’une manière ou d’une autre son intérieur? Il y a un rapport à la chirurgie dans le spectacle: celle qu’on s’impose pour transformer son corps dans le but de l’exposer encore davantage. Ou même, jusqu’à un certain point, jusqu’à la soustraction de soi qui doit survenir quand on va aux extrêmes de la volonté de s’exposer.»

Le déclin du privé

Faut-il s’inquiéter de la manière dont cette exposition de soi transforme la notion de vie privée? Voilà une question insoluble, sur laquelle la littérature actuelle glose sans trouver le bon cadre de référence: on n’a évidemment pas assez de recul pour cerner une mutation qui s’opère chaque jour de manière plus affirmée. Mais la question passionne le metteur en scène Philippe Cyr et ses comparses, qui tentent d’y réfléchir en chœur, sans obéir à l’alarmisme ambiant. «Là où il y a changement, il y a résistance, donc c’est normal qu’en ce moment, le déclin de la vie privée ait mauvaise presse. Mais de notre côté, on a surtout envie de mettre ça en perspective, de l’explorer comme matière sensible, matière dramatique, matière visuelle. Les frontières de ce qui est privé se déplacent indéniablement. Ce n’est pas mal, c’est une mutation.»

On peut se demander, bien sûr, à quel point les codes pornographiques et les nouveaux rapports au désir modèlent la perception de ce qui est privé. On peut chercher dans l’intériorité profonde, les pensées les plus intimes, une nouvelle zone (restreinte) de vie privée. Mais le metteur en scène et fondateur de la compagnie l’Homme Allumette (qui produit le spectacle) évoque aussi la question du collectif, qui lui semble s’agiter dans l’arrière-plan de cette monstration de soi. «Est-ce que c’est nourri par une posture face à l’autre? Est-ce que c’est dans un désir de faire partie de la collectivité ou est-ce un repli sur soi? Je suis toujours ambivalent par rapport à cette question. Ce soi augmenté, en contact avec le monde, est-il individualiste ou collectiviste?»

Selfie, évidemment, ne donnera pas de réponses définitives à ces très vastes questions. Mais on y fera un chemin de pensée qui pourrait nous mener loin.

Du 28 avril au 16 mai au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui