FTA / Christian Lapointe / Tout Artaud : La petite mort
Les journalistes se plaisent à dire de Christian Lapointe qu’il est «radical» et «brûlant». Il ne les fera pas mentir avec son projet démesuré de lire au FTA toute l’œuvre d’Antonin Artaud devant public pendant six jours consécutifs. Une expérience artaudienne totale; un record mondial.
Depuis quatre mois, Christian Lapointe a diminué drastiquement l’alcool, modifié son alimentation et intégré à son entraînement habituel de course à pied un entraînement oculaire, en plus de fréquenter les nutritionnistes. Il ne s’entraîne pas pour un marathon, mais pour une aventure autrement plus exigeante. «La personne qui détient le record Guiness mondial de lecture en public a comparé son expérience à l’ascension de l’Everest», me glisse-t-il, l’air un peu inquiet.
Il a peur. Et ne s’en cache pas. Mais tout ça l’excite aussi au plus haut point. «C’est une aventure artistique totale, qui est aux jonctions du théâtre et de la science, parce qu’elle flirte avec la médecine et la neurologie, notamment. J’ai consulté des spécialistes du sommeil, des psychologues, des médecins.»
Pas de demi-mesure dans ce projet carrément fou. Dès le 23 mai, 24 heures sur 24, et jusqu’au 28 mai si tout se passe bien, Lapointe sera sur la scène du Théâtre La Chapelle avec sa pile de bouquins pour lire tout Artaud (un total de 8517 pages, excluant les notes et les annexes) devant des spectateurs qu’il espère nombreux et qui pourront aller et venir, à condition de lui apporter des fleurs à chacun de leurs passages.
«Je pense qu’une partie de moi va mourir au terme de cette expérience. Je m’entraîne pour que le corps tienne, mais je ne pourrai pas survivre à ça sans vivre une forme d’absence mentale. Pour symboliser cette mort et pour faire écho aux rituels qui l’entourent, j’invite les spectateurs à m’offrir des fleurs, tout simplement. C’est aussi une manière de contrer les lois du marché, d’offrir une œuvre qui échappe à l’industrie culturelle. Nul besoin de se ruiner chez le fleuriste: j’accepterai les pissenlits, les fleurs découpées dans un vieux papier, les fleurs de plastique qui traînent dans les fonds de placards.»
C’est une performance, un désir de dépassement de soi, certes. Et c’est spectaculaire. Mais c’est aussi et surtout une rare tentative de donner corps aux écrits d’Artaud, lesquels hantent une grande partie de la production théâtrale contemporaine et les discours des praticiens et théoriciens de la scène sans que jamais sa pensée ne soit vraiment comprise dans toute sa complexité. On évoque ici ou là le «théâtre de la cruauté», le «retour au primitif», le «feu sacré» ou la nécessité d’un «théâtre de l’inconscient et de l’invisible», couplé à des notions de sacralité et de rituel. Mais Artaud continue de nous échapper, de résister à la matérialité du spectacle et du jeu d’acteur. Qui, au fond, connaît vraiment Artaud?
«Je ne suis pas du tout spécialiste d’Artaud, avoue Lapointe. Et je pense que très peu de gens l’ont véritablement lu, sauf une connaissance sommaire du Théâtre et son double. Mais le fantôme d’Artaud est malgré tout très persistant. Lire l’œuvre complète, c’est prendre à bras le corps l’aventure de la rencontre avec l’artiste et la déployer jusqu’au public. J’ai aussi l’intuition que dans l’exercice de lire sans arrêt, en dormant à peu près deux heures par jour (c’est la règle que je me suis fixée), peut apparaître l’état qu’il décrit comme étant l’état à atteindre pour jouer le théâtre de la cruauté. Un état d’alerte, chauffé à blanc, transporté.»
On ne s’étonne pas, tout de même, de voir surgir un tel projet dans l’esprit de Lapointe, amant d’un théâtre symboliste qui cherche à s’approcher du «fondement de la pensée humaine» et d’un «théâtre performatif qui pousse le corps à ses extrémités». «Le théâtre de la cruauté, dit-il, fait appel aux formes primitives de l’humanité. Travailler au fondement de l’humain, à l’essence de l’âme, ça se retrouve chez Artaud comme chez les symbolistes – qui nourrissent mon travail depuis mes débuts.»
Seul sur scène, avec une visite occasionnelle d’un médecin qui s’assurera que le corps tient le coup, Lapointe reproduira aussi en quelque sorte les conditions d’enfermement dans lesquelles Artaud a lui-même vécu pendant son internement psychiatrique entre 1937 et 1946. «Chez Artaud, explique le metteur en scène, l’art et la vie se côtoient dans un rapport d’enfermement autant que dans un radicalisme incessant; le corps et l’esprit constamment en alerte. Il essayait de faire s’opérer le retour à une sensation de primitif. Je n’en sais rien, mais j’ai l’impression qu’après les 72 premières heures de ma performance, il se produira en moi quelque chose du genre.»
Artaud, c’est aussi la conscience du public: son œuvre théorique insiste sur l’importance d’un spectateur actif. En fondant le Théâtre Jarry en 1926, il l’exprimait clairement: «Le spectateur qui vient chez nous saura qu’il vient s’offrir à une opération véritable où non seulement son esprit, mais ses sens et sa chair sont en jeu. Si nous n’étions pas persuadés de l’atteindre le plus gravement possible, nous estimerions être inférieurs à notre tâche la plus absolue. Il doit être persuadé que nous sommes capables de le faire crier.»
Christian Lapointe, lui, a toujours dit de son public qu’il le considérait comme une «assistance», comme «un groupe de gens qui assistent l’acteur». Ce sera le cas plus que jamais au cours de cette expérience artaudienne, alors que les spectateurs présents, qu’ils soient en petit ou grand nombre selon les heures de la journée ou de la nuit, lui serviront de motivation à lutter contre l’épuisement et à ne pas faillir.
«Je ne sais pas si je vais réussir, conclut l’artiste. Je vais peut-être m’affaisser après 48 heures. Mais j’ai de la détermination et je souhaite vraiment mener ce projet à terme.»
Du 23 au 28 mai au Théâtre La Chapelle, 24 h sur 24. Apportez des fleurs.