FTA: Liberté et pouvoir du kitsch coréen avec les Dancing grand-mothers
Elles étaient attendues: les grand-mères coréennes sont arrivées. En ouverture du Festival TransAmériques, le spectacle Dancing Grand-mothers, de Eun-Me Ahn, a décoincé les spectateurs avec une bonne dose de danse vitaminée et un propos fort sur le vieillissement, la tradition et la modernité.
C’est un spectacle d’une vraie simplicité, qui s’appuie sur la spontanéité dansante d’une bande de grands-mères enjouées, laquelle est reconfigurée et injectée dans le corps de jeunes danseurs avec qui les mamies vont entamer cordialement un dialogue chorégraphique sur fond de musique techno-kitsch. Or, pas besoin d’être compliqué pour être évocateur et signifiant: ce spectacle conjugue en quelques pas de danse un regard multiple sur la danse comme geste rassembleur autant que sur la féminité, sur la culture pop ou le vieillissement.
Modernité et tradition
Quand la chorégraphe Eun-Me Ahn fait une apparition sur scène au début du spectacle pour ouvrir le bal, elle donne tout de suite le ton. Sur fond d’images de paysages coréens, elle danse de cette manière particulière qu’ont les femmes coréennes de danser en toute liberté et en toute singularité tout en reproduisant des gestuelles inconsciemment empruntées aux danses traditionnelles, le corps s’étant laissé contaminer au fil des années par ces mouvements de bras aériens, de paumes ouvertes et de pieds piétinants.
Tout est là, déjà, dans les premières images. Voilà un corps qui, dans la société sud-corénne d’aujourd’hui, jouit d’une liberté grandissante et d’une possibilité de se singulariser, tout en portant en lui une riche histoire collective, laquelle se lit dans chaque geste. Dans cette danse apparemment spontanée se sont déposées des couches de vécu et des traditions encore bien lisibles: tout le spectacle sera fait de cette tension entre liberté individelle et puissance de la culture partagée (qu’elle soit traditionnelle ou pop et contemporaine, voire occidentalisée). Dans ce spectacle passionnant où se mêleront une trentaine de corps, jeunes et vieux, l’oeil du spectateur aura un plaisir fou à observer la singularité de chaque gestuelle et la manière particulière avec laquelle le plaisir se répand dans chaque corps, tout en constatant les acquis culturels qui déterminent le geste.
Envahiront la scène, pour la première partie du spectacle, la troupe de jeunes danseurs de la compagnie Eun-Me Anh, qui entameront une danse taillée dans le même roc, aux confluents d’une danse libre et d’une danse qui détourne la gestuelle traditionnelle – avec de fortes inclinations vers une forme de libération corporelle qui peut évoquer la transe (la musique techno, d’ailleurs, flirte avec le psy-trance, se laissant de temps en temps saupoudrer de sonorités traditionnelles corénnnes).
Leur jeunesse et leur énergie est manifeste mais, déjà, dans les couches de vêtements colorés qui s’accumulent sur eux se lit le dialogue intergénérationnel qui suivra: les différentes strates de vêtements aux couleurs vives symbolisent peut-être l’accumulation des années et des expériences, la protection contre les épreuves et les années qui passent. Plus tard ils enfileront jaquettes et autres vêtements de nuit, se libérant des carcans de la vie sociale pour convoquer une vieillesse libre et légère, embrassant plus que jamais la nuit et la fête, attisant paradoxalement, dans leurs jaquettes de vieillards, la gaminerie et l’espièglerie. Les roses, les bleus électrique et les verts lime se confondent dans la danse: le moins qu’on puisse dire et que c’est festif et vitaminé.
Jeunes et vieux confondus
Ceci se poursuivra jusqu’à l’épuisement, dans une danse spasmodique qui se concluera par un nouveau réveil et par l’apparition tant attendue des «dancing grand-mothers», d’abord sur vidéo, dansant dans leurs environnements quotidiens, devant le regard parfois interloqué des passants également croqués sur le vif. Elles seront bientôt sur scène en chair et en os, parées de leurs plus beaux atours et de leurs sourires retentissants.
Le spectacle propose ainsi une progression de la jeunesse à la vieillesse, évoquant les cycles de la vie pour mieux les célébrer et pour que le spectacle s’achève dans un stimulant dialogue intergénérationnel mais surtout dans une mise en relief d’une vieillesse décomplexée qui n’a rien à envier à quiconque.
S’en dégage, dans le désordre, autant la joie de danser pour soi, dans une transe individualisée et ouverte à la sublimation de soi, que le plaisir de de se reconnaître dans l’autre et de communier avec la foule dansante. Dans le plaisir, l’individuel et le collectif atteignent en même temps les même sommets. Une leçon de vie incontestable.
C’est une ode à une féminité puissante, dominante et festive, mais il y a aussi ça et là des messieurs, qui obéissent au plaisir de la danse et portent la jupe sans rechigner. Euh-Me Ahn se joue des genres et aime défier les stéréotypes, mais c’est surtout pour rendre hommage aux grand-mères qu’elle déploie ce matriarcat sympathique, rappelant du même coup que la danse, en Corée du Sud, a toujours été l’affaire des femmes.
Doucement, le spectacle va d’ailleurs explorer les goûts musicaux de ces dames et entrer dans une ronde de danses plus kitsch. Sur fond d’images marines, une chanson pop des années 60 retentit pour laisser l’une de ces dames s’imaginer sirène des fonds marins, avant que les boules disco fassent bouger les bassins sur des airs rétro. Le kitsch, ici, n’est pas moqué mais célébré dans ce qu’il a de meilleur, dans un rapport franc et amoureux: la culture pop est convoquée pour ses qualités rassembleuses et son pouvoir émotif.
Personne n’y résiste.