FTA / Christian Lapointe a fait apparaître le théâtre de la cruauté
Il a d’abord lu à toute vitesse, faisant de Tout Artaud?! une performance carrément sportive, avant de transformer son marathon artaudien en expérience de théâtre spontané, ancré dans le présent et mis en scène sur le vif. Bilan du marathon de lecture de Christian Lapointe, qui aura duré près de 3 jours. Un événement historique.
«C’était un événement théâtral et social magique, dans lequel il était dangereux que je commence à faire comme Artaud et à me prendre pour Dieu.» Avant de prononcer ces paroles sages en conférence de presse, Christian Lapointe aura justement été accueilli en demi-dieu au QG du festival TransAmériques, applaudi à tout rompre par un public de journalistes et de spectateurs encore remué par sa performance «déraisonnable».
Tout Artaud?! aura été sans contredit l’événement marquant de la première moitié du festival, occupant l’esprit des spectateurs en tout temps, qu’ils soient présents au Théâtre de la Chapelle ou qu’ils prennent des nouvelles sur les réseaux sociaux, particulièrement animés à son sujet pendant les 3 jours où Lapointe aura tenté de lire Artaud presque sans interruption, devant un public fasciné et complice.
Plus de 1600 spectateurs lui ont amené des fleurs pour passer un bout de temps avec lui et avec les mots d’Artaud. Certains sont restés des nuits ou des jours entiers, comme cet homme offrant en conférence de presse un témoignage touchant. «Je suis venu dans l’intention d’y rester deux heures; j’ai finalement passé 14 heures scotché à mon siège. J’aurais 1000 questions à vous poser mais je veux vous dire simplement merci.»
L’expérience, prévue pour durer 6 jours, se sera achevée en plein coeur de la nuit du 25 au 26 mai à 2h45 am, après 2 jours 19 heures et 45 minutes. Lapointe aura lu 2528 pages pendant 57 heures et 36 minutes, s’accordant seulement 3h20 de sommeil et 6h49 de pauses diverses.
À relire : notre entrevue avec Christian Lapointe avant le marathon
De la lecture à l’écriture de plateau
Il fallait y être. La première fois que j’y suis passé, après déjà plus de 35 heures, Lapointe avait quitté, comme il l’a précisé plus tard, sa «période de réchauffement». Sobrement vêtu d’un gaminet noir, il lisait à un rythme moins fiévreux et moins litanique qu’aux débuts de l’aventure, se souciant désormais de faire apparaître personnages et intentions. On le sentait déjà fatigué, mais de plus en plus mentalement alerte: il venait de traverser le long récit de l’empereur romain Héliogabale, dans le tome 7, et se permettait des pointes d’ironie en traversant les lettres à Cécile Schramme, écrites depuis l’asile public de Rodez. Déjà, dans les allers-retours entre l’amour absolu d’Artaud pour cette Cécile Schramme et le radicalisme du geste théâtral de Lapointe se lisaient des correspondances, apparaissaient des moments artaudiens puissants mais pourtant tout naturels.
«Quand je suis arrivé à Héliogabale, confiait Lapointe à Martin Faucher en conférence de presse, j’ai adoré l’écriture et vu tout de suite des liens avec Novarina et Gauvreau. J’essayais de lire simplement, comme je le faisais depuis le début, mais ça ne fonctionnait pas, on ne comprenait plus rien. Il fallait que je change de registre, il fallait de la fulgurance pour qu’il y ait de l’intelligibilité par la sensation, pour qu’on arrive à suivre le chemin de la pensée d’Artaud. Et ça, ça demande de l’énergie. Le paradigme a changé complètement. Je n’étais plus dans la traversée de l’oeuvre, j’étais désormais dans une mise en scène, dans une suspension du temps, en créant des silences et de l’éternité. Je me suis mis à jouer des shows de 3 ou 4 heures, avec intensité; j’étais désormais en train d’écrire en direct un spectacle sur Artaud, plus vraiment en train de le lire. Ce n’était plus la même chose du tout. Et je ne pouvais pas continuer comme ça pendant 6 jours.»
De fait, quand j’y suis repassé le lendemain, Lapointe avait accentué ses mises en scène, portant un cône orange sur la tête et brandissant une brosse de toilette en guise de baguette magique. Il en était aux aventures mexicaines d’Artaud, entrant de plus en plus profondément dans le mysticisme. Il avait ralenti le rythme de lecture, déjà renoncé à lire l’entièreté de l’œuvre, semblait épuisé mais encore une fois très vigoureux d’esprit. Il s’est pourtant arrêté quelques heures plus tard.
«C’était un combat perdu d’avance, confesse-t-il. 6 jours n’auraient jamais suffi à lire tout Artaud et je le savais. Mais j’avoue que je pensais que les pages allaient être plus aérées.»
« Je suis à vous du fond du coeur »
Il s’est arrêté à la fin d’une lettre à l’éditeur Jean Paulhan, sur la phrase «Je suis à vous du fond du cœur».
«Ça m’est apparu comme une nécessité, a-t-il expliqué. J’ai senti que la dernière scène était arrivée, qu’elle était apparue. Sur le coup je n’ai pas voulu obéir au fait que c’était fini car je me sentais physiquement capable de continuer. Mais une autre voix à l’intérieur de moi m’a dit qu’il fallait que je cesse avant de devenir un animal de cirque. Je ne voulais pas que ça devienne un freak show. Et je pense que ça le serait devenu, que c’était sur le point de se transformer en zoo.»
L’expérience aura été transcendante, à n’en pas douter, pour lui comme pour une marée de spectateurs. Lapointe, artiste phare de sa génération, dont on reconnaît le «feu» et la «passion sans compromis», a toujours eu un petit quelque chose d’artaudien. Dans sa rencontre avec les mots de l’auteur du Théâtre et son double, même dans les passages les plus abscons, tous auront vu des correspondances avec son oeuvre, lesquelles sont souvent apparues fulgurantes, dans des moments de grâce qu’on n’oubliera pas de sitôt.
Mais c’était aussi une expérience critique, dans laquelle l’artiste naviguait entre l’adhésion aux textes d’Artaud et une saine distance intellectuelle. La pensée du Momo ne se lit pas sans une certaine réticence, à travers certaines de ses circonvolutions théoriques alambiquées, mais aussi à cause des parts misogynes et racistes de sa pensée, certes attribuables à l’époque.
«Les écrits de Rodez, ajoute l’artiste, sont d’une toxicité rare. Sarah Kane, en comparaison, c’est du petit lait. Mais là où j’ai trouvé qu’il était lumineux, c’est qu’à ses yeux, le suicide n’est pas une option. Dans ses écrits, ce n’est jamais évoqué.»
«Ce qui s’est posé, conclut-il, c’est la vraie question de l’écriture. Je me suis mis à créer une écriture de plateau qui a été prédominante sur le texte, et qui a fait du texte une matière plastique. Ça s’est passé spontanément, de manière imprévue et organique. C’est mon corps qui a parlé; j’ai fait des choses qui m’ont surprises. Le corps, souvent, faisait quelque chose pendant que l’esprit faisait autre chose. »
«As-tu touché la cruauté?», lui a demandé Martin Faucher, en référence au concept de théâtre de la cruauté imaginé par Artaud. «Je pense que oui mais j’ai de la difficulté à identifier les moments. Je me suis notamment flagellé avec ma ceinture, mais c’est anecdotique. Je pense que le théâtre de la cruauté est apparu dans l’imprévisibilité. J’étais un acteur sur une scène et je pouvais faire n’importe quoi, et qui plus est j’avais du temps à ma disposition pour que les choses adviennent. C’était un sentiment puissant. Ce que je viens de comprendre, c’est que la créativité se passe maintenant, sur le plateau, tout de suite, dans le hic and nunc profond. C’était grisant. Et je suppose que ça m’influencera pour la suite. J’ai faim de me mettre un cône sur la tête et de devenir un magicien mexicain, spontanément. J’ai faim de créer des espaces pour que mes acteurs puissent aussi faire ça.»
Tout Artaud?! a été présenté en continu du 23 au 26 mai au Théâtre La Chapelle dans le cadre du Festival TransAmériques