FTA / Docteur B. / L’intimité à la manière Eve-Chems de Brouwer
Elle s’intéresse à l’intime, pige dans le réel pour inventer des spectacles qui flirtent avec l’autofiction, sans jamais s’en contenter. Dans Docteur B., Eve-Chems de Brouwer met en scène son propre mari, Charles Bher, poétisant une rencontre entre les visions scientifiques et artistiques du monde.
Depuis J’entends les murs, un spectacle mettant en scène des non-voyants et exaltant la puissance du toucher, on sait qu’il y a une signature Eve-Chems de Brouwer. Un plateau nu, un éclairage cru, quelque accessoires au sol, sans flafla: voilà les outils minimalistes dont la comédienne et metteure en scène se dote pour construire une dramaturgie de fragments liés par un réseau souterrain de thèmes, de questions sans réponses, de regards croisés sur l’intimité. Comtemplant l’homme à la loupe, s’approchant de ses secrets, elle déploie une mise en spectacle du réel avec une volonté documentaire indéniable, dans un regard dénué d’artifices, et en même temps dans une poétisation manifeste de ce réel, par un travail soigné des corps. Il y a des échos avec le travail scénique minimaliste de Nini Bélanger (dans Beauté, chaleur et mort, par exemple) mais doublé d’un humour décalé et d’une approche chorégraphique. C’est un bricolage interdisciplinaire riche, nourri d’une multiplicité de regards, et pourtant Eve-Chems de Brouwer donne l’impression de créer des spectacles fait de petits riens. On peut en sortir insatisfait, n’y voir qu’une partition trouée, en demeurer assoiffé. Mais il faut savoir lire dans les interstices.
Cette fois, c’est en partie sa propre vie qu’elle bricole sur scène, creusant par petites touches une réflexion sur les chemins qui l’unissent ou l’éloignent du caractère scientifique et cartésien de son neurologue de mari. Il s’appelle Charles Behr, il est spécialiste de l’épilepsie. Il apparaîtra sur scène pour discuter maladies neurologiques avec force détails, abordant certes l’épilepsie mais aussi la maladie de Parkinson ou les arrêts cardiovascuaires, en montrant les effets sur le corps (convulsions, déséquilibres). De fait, il utilise magnifiquement son corps: un acteur physique épatant.
Déjà, dans ce regard sur un homme de science qui peut danser comme un dieu, ce spectacle déjoue les attentes. En opposant les personnalités scientifiques et artistiques de ses deux protagonistes, la pièce semblait opposer corps et cerveau, tête et coeur, contrôle de soi et émotivité, mais il n’y a pas de cette dialectique dans Docteur B.. Corps et cerveau, après tout, ne sont jamais ainsi dissociés. On le verra à nouveau, notamment, lors de la scène ou Docteur B s’examine l’abdomen: des gestes cliniques qui, une fois observés sous la lumière de la scène, deviennent indéniablement poétiques.
C’est un spectacle d’images fortes, lesquelles synthétisent efficacement les interrelations entre science et art chez l’homme comme dans le vaste monde. Il danse en chemise blanche bien lissée; elle apparaît vêtue d’un grandiloquent costume d’époque. Ils sont aux antipodes, en apparence, mais ils cherchent la même Vérité. Juguler l’angoisse et la vulnérabilité, par des moyens artistiques ou cartésiens: ce sera l’autre grand thème de ce spectacle qui montre finalement deux grands écorchés émotifs.
Un spectacle d’Eve-Chems de Brouwer est toujours une affaire d’intimité. Ici, on entre à petits pas dans la relation de couple, observant la chaleur des moments partagés, le plaisir du regard que l’un porte sur l’autre, le choc divin d’un amour qui transcende les différences et qui se joue sans effets spectaculaires, parfois dans la contemplation, souvent dans le sourire discret et complice, la plupart du temps dans une écoute attentionnée et souriante de l’autre ou dans la beauté de soins quotidiens que les amoureux se donnent sans compter.
C’est aussi un spectacle qui ouvre une fenêtre sur les pensées intimes des protagonistes, par le vieux truc de la voix hors-champ, ici utilisé de manière efficace et surtout poétique dans sa manière de révéler le sous-texte d’une relation dont la beauté se lit aussi, autrement, sur les visages. Il y a par moments une forme de télépathie: le procédé de la voix hors-champ permet d’incarner l’union forte du couple, au-delà de la parole.
Le plateau semble nu, mais Eve-Chems de Brouwer est une esthète qui sait la valeur du son et de l’éclairage. La trame sonore de Frédéric Auger, grinçante, évoque les bruits d’équipement hospitalier ou l’intériorité du corps en alternant entre la sourdine et le tonitruant. Les lumières de Patrick Rioux se fondent sur un rigoureux travail de couleurs, sur un plateau toujours baigné d’une lumière égale: c’est la lumière de l’examen médical, une lumière clinique et peut-être aseptisée, mais propice au dévoilement de soi, sans fard.
Jusqu’au 30 mai au Monument National, dans le cadre du Festival TransAmériques