FTA : By heart : Se meubler de souvenirs
Dix voix pour réciter quatorze vers de Shakespeare appris par un petit peloton en l’espace d’une courte soirée. Un moment de théâtre vivifiant avec Tiago Rodrigues, moment d’une grande beauté qui donne envie de dévorer des livres, de découvrir ou de se rappeler, ensemble, le pouvoir de l’art, des mots et du souvenir.
Il y a de ces moments de théâtre qui réussissent à toucher à quelque chose de crucial à propos de l’art. Qui rendent l’idée que les mots et la poésie, même s’ils émeuvent et sont compris par autant de façons qu’il y a de gens pour les lire, sont des cadeaux précieux, intouchables pour ceux et celles qui les ont au coeur et en tête. Qu’en des temps sombres, privés et dépourvus de tout, on ne peut nous voler ces cadeaux gardés en soi.
C’est le cas de By heart, mené avec sensibilité par le charismatique artiste portugais Tiago Rodrigues, qui se sert de la mémoire comme outil ultime de résistance. Car il s’agit bel et bien d’un outil concret: le créateur ne se contente pas d’explorer la question et d’émettre la possibilité qu’apprendre par coeur puisse servir de dernière arme face à l’oppression, la censure ou toute autre entrave à la liberté individuelle. Il invite dix volontaires à monter sur scène afin de mémoriser des vers de Shakespeare à l’unission, avec un vers réservé pour chacun de ses «soldats».
Dix spectateurs – de jeunes adolescents pour la plupart – ont rapidement pris place sur scène. Avant d’entamer la leçon d’apprentissage collectif d’un sonnet, Tiago Rodrigues raconte l’histoire touchante à la base de son projet. Le jeune Tiago rendait souvent visite à sa grand-mère, avide de littérature, et lui apportait à chaque fois des livres en plus de quelques vivres. Mais au moment où sa vue commenca à dépérir, elle ne voulut plus des livres offerts en cadeau par le jeune Tiago. Elle voulut cependant apprendre un livre par coeur; une dernière possibilité de lecture dont elle a mandaté Tiago de lui trouver la perle rare. Afin que ce dernier livre ne la quitte jamais et que rien ne puisse le lui enlever. Un acte de résistance, donc, face à sa propre condition physique, fragile, vulnérable.
De son propre aveu horrifié par le théâtre interactif, Rodrigues créé pourtant un moment très rassembleur autour des mots à apprendre, qui rappellent la fragilité de notre mémoire, son imperfection et celle de notre écoute. On retient notre souffle à espérer que les «soldats» répètent avec exactitude les mots lancés par Rodrigues, comme s’ils étaient indispensables, ici et maintenant. Rodrigues, avec patience, humour et amour pour les mots, s’assure que les vers sont bien compris, gesticulant comme un chef d’orchestre sensible à chaque note.
Ce n’est pourtant pas l’exactitude qui est recherchée par l’artiste. Ce n’est pas non plus d’en faire un spectacle parfait pour obtenir des ovations pour son travail de maître de cérémonie, ni pour la performance des volontaires. C’est plutôt, on le devine, le devoir de mémoire, celui de rendre hommage à ceux qui nous ont précédés, à clamer tout haut une poésie qu’il est tout à fait possible de s’approprier et transmettre à nos semblables.
Entre les passages rigoureux d’apprentissage, Rodrigues raconte de nombreux actes de résistance par la littérature. Des pans d’histoire racontés par coeur. L’artiste est amoureux des livres, c’est indéniable. Les livres font partie de By heart comme s’ils étaient de véritables acteurs qui attendent candidement, dans leur boîte posée sur scène, d’être révélés au public. Ils portent parfois le nom d’un soldat, d’un auteur, d’un metteur en scène. Rodrigues racontera une histoire liée à chacun d’eux, respectueux, animé d’un désir profond de communiquer le passé et ses histoires de résistance.
Et il y aurait bien plus à raconter de ce magnifique moment collectif de mémoire, ou la performance des spectateurs sur scène n’est même pas une finalité en soi. Rodrigues parvient avec naturel à garder le public à l’écoute avec ses souvenirs personnels, de grands moments historiques et cet exercice de mémoire en direct. Un moment éphémère qui, heureusement, visite de nombreuses villes et inscrit dans la mémoire et le coeur un exercice essentiel de souvenir, de mémoire, de résistance et de poésie.
By heart est présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts jusqu’au 31 mai.