FTA / Carrefour / Tauberbach : Un ballet de pulsions dansé sur une montagne de fripes
S’inspirant de l’histoire d’une Brésilienne vivant dans une décharge dans le plus pur dépouillement, Alain Platel convoque dans Tauberbach un monde où l’humanité primitive entre en vif conflit avec ses dehors civilisés. Un ballet de pulsions dansé sur une montagne de fripes. Puissant.
Dans une tension entre l’homme civilisé et l’homme pulsionnel, Platel invente dans Tauberbach une gestuelle chargée d’animalité, souvent lézardesque ou reptilienne, ou proche de l’élégante et délicate gestuelle de l’oiseau s’agrippant à l’arbre ou picorant son goûter. Par moments plus féline, la chorégraphie cherche l’animal dans l’homme – c’est d’ailleurs une récurrence chez Platel, qui a atteint le sommet de ce genre de gestuelle dans Out of context – for Pina (vu à Ottawa en 2010).
C’est un gros party de fripes. Dans une lumière pleins feux, qui jette un éclairage cru sur une communauté frénétique, les fabuleux danseurs des Ballets C. de la B. s’agitent sur une pile de vêtements épars. La chorégraphie multiplie les déshabillages, cultivant une nudité enfantine, pour ensuite mieux recomposer les costumes, dans un ludisme constamment renouvelé. C’est une humanité un peu détraquée, agitée par ses pulsions et dominée par le chaos. Mais un monde viscéralement beau.
Les vêtements, évidemment, représentent l’abondance et la surconsommation: une évocation de la civilisation occidentale et de son trop-plein qui ne rend pas la vie mieux remplie. Les danseurs y évoluent dans une certaine indécision ou désorientation: une agitation dans la multitude.La temporalité du spectacle est d’ailleurs marquée par la frénésie de l’accumulation, par une parataxe continuelle qui invite le spectateur à un regard démultiplié, circulaire, agité, mais ouvert à une diversité de sensations. Une affaire plutôt totalisante, assez jouissive.
Une fois enfilés, les fringues invitent parfois les danseurs à des jeux de rôle: ils deviennent soldats, jeunes mariés, nouveaux parents, paysans mexicains. Se condensent, dans les mêmes corps agités, des couches et des couches d’histoire humaine et de références culturelles, à travers quelques rigolos clichés et dans le plaisir manifeste du travestissement. Là se déploie, dans toute son intensité, l’humour cabotin de Platel, donnant à la pièce des allures slapstick qui font plaisir à voir et qui s’insèrent là en toute intelligence, en toute cohérence avec le propos.
Se détache du lot une femme (l’actrice néerlandaise Elsie de Brow), au visage d’abord hostile, mais qui se laissera progressivement gagner par l’atmosphère pulsionnelle et irationnelle dans laquelle la fait baigner cette drôle de communauté.
«Ici, nous pouvons manger, faire plein de choses», dit la femme aigrie, personnage isolé des autres avec son cynisme et sa dureté, ses prétentions de civilité qui masquent mal un profond mal-être. C’est une fable sur une vie incomplète même dans un monde où tout est possible, où l’on ne manque de rien, où les masques de la civilisation et les couches de culture accumulées ne réussissent pas à supplanter le plaisir de l’animalité. De Brauw parle à une voix masculine hors-champ: une sorte de Dieu omniscient, la voix d’un pouvoir suprême qui observe le monde de haut, qui la nargue la plupart du temps. Doit-on aimer ou ne pas aimer Dieu, alors que le monde qu’il nous offre est impossible? C’est une autre grande question que pose ce spectacle.
Puis, dans la frénétique danse animalière, surgissent des moments choraux, où la troupe s’assemble pour chanter Bach en sourdine: soudain l’humanité est en pleine cohésion, l’utopie du vivre-ensemble est accomplie, l’harmonie est possible. Chez Platel, la voix humaine est un corps dansant, une matière plastique. Des scènes d’une grande beauté, qui rappellent à quel point l’humain civilisé est capable du meilleur autant que du pire.
Le spectacle va basculer, dans un deuxième temps, dans un onirisme plus complet, où règne plus manifestement l’irrationnel et la déconstruction, ainsi qu’une sensualité de plus en plus débordante, mais toujours primitive, enfantine et cabotine, néanmoins urgente et authentique. Si les pointes de civilité subsistent, plus courtement, elles ne font plus le poids.
Une danse parfois répétitive, mais rigoureuse, énergique et signifiante.
Jusqu’au 1er juin au Monument-National, dans le cadre du Festival TransAmériques
Le 3 juin au Grand Théâtre de Québec dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec