Obsession du sport, hypermodernité, émotion et philosophie au festival Fringe
Trois artistes / trois spectacles: voici de courtes entrevues avec Liliane Moussa, Crystelle Quintin et Véronick Raymond, qui proposent au Fringe des oeuvres ayant attiré notre attention.
Dans Finale au sol, la chorégraphe Liliane Moussa invente une gestuelle multiple pour dire l’obsession parfois futile de notre société envers le sport et la performance.
La comédienne Crystelle Quintin joue la femme aimée dans une adaptation du roman de Nicolas Langelier, Réussir son hypemodernité et sauver le reste de sa vie, dans une mise en scène de Patrick Tardif.
Habituée du Fringe, Véronick Raymond porte à la scène l’écriture touchante et inventive de Véronique Grenier dans Moé pis toé, avec une distribution féminine et puissante.
Nous les avons rencontrées pour quelques questions éclair.
1. Liliane Moussa / Finale au sol
VOIR: Vous êtes physiothérapeute et avez un passé de gymnaste. Comment cela se traduit-il dans votre spectacle?
Liliane Moussa: Finale au sol s’inspire directement de mon enfance comme gymnaste; ce sont 4 solos gymnastiques, en quelque sorte, portés par 4 interprètes différentes, des danseuse très puissantes, qui ont une forte présence. Mais chacune d’elle incarne aussi une certaine faiblesse, que j’ai voulu illustrer. Il s’agit de montrer comment ces vulnérabilités entachent l’idéal de force, de vertu et d’esprit d’équipe qui est valorisé par le milieu du sport de manière trop souvent obsessionnelle. À cause de mon passé de gymnaste et des efforts et des sacrifices que cela a demandé, je m’intéresse beaucoup à la question de l’engagement démesuré de certains dans le sport, pour une finalité futile. Car au final, dans une joute sportive, on est gagnant ou perdant, et c’est tout: le résultat de l’activité sportive est bien manichéen. Je lis beaucoup sur le sport et m’inspire notamment d’un essai philosophique dirigé par Denis Moreau et Pascal Taranto, Activités physiques et exercices spirituels: essais de philosophie du sport.
VOIR: Votre regard est donc philosophique? Vous intéressez-vous à la question à partir d’un angle sociologique, en questionnant les pressions sociales sur les sportifs, notamment?
L.M.: On peut faire beaucoup de critiques sociologiques du sport – sur la marchandisation du corps sportif notamment – et c’est fort intéressant mais ce n’est pas l’angle choisi cette fois-ci. J’essaie plutôt de m’intéresser à la nature profonde de l’humain, qui cherche la prouesse et se fascine pour le dépassement des limites, depuis toujours. C’est le sport en tant qu’objet de fascination universel, et viscéralement humain, qui m’intéresse. Je cherche à comprendre pourquoi et comment fonctionne cette fascination; pourquoi a-t-on besoin de fuir notre réalité quotidienne en se noyant dans le sport?
VOIR: Votre langage chorégraphique est-il donc tissé de mouvements extrêmes évoquant le dépassement de soi? Comment se déploie votre gestuelle?
L.M.: En quelque sorte, oui, nous explorons une gestuelle qui évoque le sport extrême, mais en cherchant à le mettre en perspective. C’est une observation sportive, avec un regard légèrement ironique. Je suis parti de chacune des interprètes, de leur personnalité et de leurs corps. L’une se construit un corps imaginaire bionique, très en longueur. Une autre joue la sportive qui cherche le regard des autres, l’approbation. On a fait ressortir et exagérer des traits.
LES DATES: 13 juin à 17h15; 16 juin à 20h15; 18 juin à 22h15; 20 juin à 15h30; 21 juin à 20h30. Au Théâtre La Chapelle.
2. Chrystelle Quintin / Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie
VOIR: Ce roman de Nicolas Langelier a fait grand bruit à sa sortie parce qu’il dépeignait avec justesse le désarroi et le cynisme de la génération des trentenaires, en mêlant sociologie et intimité. Votre équipe est-elle davantage attirée par l’aspect intimiste de l’écriture ou par le regard lucide sur une génération. Et pourquoi?
Chrystelle Quintin: Nous ne sommes pas de la même génération que Nicolas Langelier, nous qui sortons à peine des écoles de théâtre. Mais c’est un texte dans lequel on se reconnaît quand même profondément, à travers la quête et l’errance du personnage principal, qui se trouve aussi désorienté que nous, à certains égards. L’aspect sociologique nous intéresse, mais je pense que nous sommes d’abord entrés dans l’oeuvre par des voies intimes, touchés par le deuil que vit le personnage principal à la mort de son père et par les remises en question existentielles qui s’ensuivent. La pièce est toutefois conçue sous forme d’allers-retours entre l’informatif et le romanesque, le documentaire et la fiction, comme le roman. On essaie, même si on a une inclination pour la question du deuil et pour les relations amoureuses, de traiter la dimension existentielle et et la dimension sociologique sur un même pied d’égalité.
VOIR: Le roman est en effet de forme hybride, mêlant les séquences romanesques à des pastiches de livres de psychopop et des entrevues avec des sociologues autour du concept d’hypermodernité. Comment arrivez-vous à donner à tout ça une forme scénique?
C.Q.: Pour nous, il était important de faire vivre puissamment le personnage principal qui traverse une remise en question existentielle, ainsi que de donner une incarnation à celle qui est appelée la FDV dans le roman, la « Femme de votre vie ». Autour d’eux, deux narrateurs-conférenciers ajoutent leurs voix et se chargent de la dimension plus documentaire. Les fantômes de Steve jobs, d’Hemingway et d’Einstein, notamment, hantent le spectacle à travers leurs voix. Ils documentent aussi ses pensées, racontent son histoire, interviennent, et parlent au VOUS, alors que le personnage s’exprime au NOUS.
VOIR: Il y a dans l’écriture de Langelier une ironie, un cynisme, un sarcasme particulièrement appuyé. Qu’en faites-vous?
C.Q.: La direction d’acteurs, dans ce spectacle, installe beaucoup de silences, de malaises – je pense qu’on a réussi à installer l’ironie, à créer la distance sarcastique, mais tout en restant proche de la quête personnelle, de l’émotion du personnage – qu’il ne faut pas négliger même si le personnage est ironique.
LES DATES: 14 juin à 22h45; 16 juin à 20h; 18 juin à 22h45; 19 juin à 15h; 20 juin à 19h15. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.
3. Véronick Raymond / Moé pis toé
VOIR: Ce spectacle, présenté en version laboratoire, est issu de votre intérêt pour l’écriture de Véronique Grenier, que vous avez découvert comme tout le monde par ses textes sur le site du magazine Urbania. Qu’est-ce qui vous interpelle autant dans cette plume singulière?
Véronick Raymond: La première fois que j’ai rencontré Véronique dans le studio de l’émission La sphère à ICI Radio-Canada Première, je lui ai tout de suite dit à quel point je trouvais son écriture théâtrale. J’ai notamment été très marquée par le texte À l’hopital, qui traite de son séjour à l’hôpital psychiatrique et de tendances suicidaires. C’est un sujet que j’ai aussi traité, d’une autre manière, dans ma pièce Pétrifiée. Elle a une écriture arrondie, circulaire, qui me plaît. Véronique aime beaucoup la langue française mais elle la maîtrise assez pour savoir la déconstruire, la réinventer, s’amuser avec. Certains s’étonnent de sa syntaxe hachurée et de ses anglicismes mais c’est précisément cette réinvention de la langue qui m’intéresse. Ce que je trouve également fascinant c’est qu’elle arrive à intégrer des concepts philosophiques et à citer, par exemple, Heidegger, dans des textes éminemment émotifs. Elle allie philosophie et émotion: c’est riche et c’est rare.
VOIR: Votre collage de textes s’appuie donc sur ce texte, À l’hôpital. Comment avez-vous retravaillé l’écriture pour la scène?
V.R.: Nous avons effectivement fait un collage avec plusieurs textes parus dans Urbania, que Véronique a retravaillé et auquel elle a ajouté de nouveaux textes. Le spectacle commence dans la fragilité mentale, à l’hôpital psychiatrique, et évolue vers la reconstruction de soi. Il y a, au départ, une inertie, une absence de sensations, puis une lente progression vers le retour à soi. Nous avons voulu faire ce parcours à travers les mots, mais la pièce montre ce processus de manière également physique.
VOIR: Vous avez d’ailleurs choisi une imposante distribution féminine et décidé de morceler le texte pour le faire porter par plusieurs voix et plusieurs corps. Racontez-moi.
V.R.: C’était évident pour moi qu’il fallait faire porter cette parole par une multiplicité de corps et de voix. Dans son écriture, dans ce qu’elle revendique, Véronique parle beaucoup de l’idée de la solidarité. Il ne s’agit pas de solidarité féminine, mais de solidarité humaine au sens large (il y a d’ailleurs un homme dans le spectacle, Serge Mandeville, qui a une présence discrète mais importante). J’ai voulu travailler avec des actrices qui ont des corps puissants, des corps parlants, et également une diversité de corps. Car dans son processus, Véronique se donne des ordres pour arriver à rester en vie – elle fait violence à son corps pour se réapproprier ses sensations, pour survivre. Elle dit aussi des choses qu’on ne dit pas; elle fait violence à la notion de politiquement correct, en flirtant avec les tabous, notamment lorsqu’elle parle d’elle-même en tant que parent qui ne sait pas gérer le fait d’être mère.
LES DATES: 15 juin 19h45; 17 juin à 18h; 20 juin à 14h et 21 juin à 18h15. Au Conservatoire d’art dramatique.